ÉCRITS, Kasimir Malévitch Fiche de lecture
Mort et persistance de la peinture
L'idée d'une « cognition par la couleur », en d'autres termes d'une philosophie incarnée dans la peinture même, est la dernière utopie exprimée par Malévitch, en liaison avec l'exposition de ses monochromes blancs en 1919. Dès 1920, invité à enseigner à l'École d'art de Vitebsk à la demande d'El Lissitzky, l'artiste tire les conséquences ultimes du suprématisme, en phase avec l'idéologie pragmatique de la révolution bolchevique. Dans son introduction à l'album Le Suprématisme, 34 dessins, il déclare que le peintre est un « préjugé du passé ». Au tableau de chevalet, il substitue un investissement de l'espace réel par l'architecture, la décoration de rue liée aux spectacles de masse et le design d'objets, mais aussi par l'intérêt voué aux nouveaux langages tel que le cinéma (en 1927, Malévitch proposera à Hans Richter le scénario d'un film sur l'histoire des formes suprématistes). Sa position devient alors très polémique vis-à-vis de l'esthétique constructiviste qui domine les années 1920, l'engageant dans des querelles ouvertes avec Sergueï Eisenstein ou Vsevolod Meyerhold. La forme constructive, en effet, pensée comme une mise en relation de l'individu et du système collectif, n'exclut jamais chez Malévitch une dimension intuitive, où se joue la résistance à la disparition du sujet au sein du corps social. Les travaux récents menés sur la chronologie de l'œuvre, notamment par l'historienne américaine Charlotte Douglas, montrent cependant que l'activité picturale en tant que telle a continué à préoccuper Malévitch, sans doute plus que jamais, après l'annonce de sa fin définitive. Avec les Blanc sur blanc, l'artiste entreprend en effet une réflexion approfondie sur la « texture » picturale (encore jamais conceptualisée auparavant) qui le conduit à rendre hommage à la touche animée du dernier Monet, dans la brochure De Cézanne au suprématisme, publiée lors de sa rétrospective de décembre 1919 à Moscou. Dans un mouvement rétroactif, qui cherche manifestement à contrecarrer l'histoire instaurée par la révolution d'Octobre, Malévitch multiplie l'exploration et le commentaire de la peinture du passé : celle de l'impressionnisme et de l'avant-garde, et jusqu'à la peinture de la Renaissance. Cette production théorique n'est pas seulement liée à sa démarche d'enseignant. Les toiles qu'il peint en abondance après son retour de Berlin en 1927, toutes antidatées dans l'intention d'éviter la censure et toute forme d'instrumentalisation de son œuvre, jouent elles-mêmes à réabsorber ce passé déchu. À l'aveuglement du régime stalinien, Malévitch opposera jusqu'à sa mort en 1935 une peinture filtrée par la conscience suprématiste, un langage de la couleur et de la texture.
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Écrit par
- Marcella LISTA : docteur en histoire de l'art, responsable de programmation au musée du Louvre
Classification
Média