ÉCRITURE
Ceci doit-il tuer cela ? L'écran de l'ordinateur supplanter l'écrit ? Cette page immatérielle où l'on peut faire réapparaître à sa guise un texte ancien pour l'intégrer à un autre, tout à fait neuf, cette rédaction sur un clavier, et non plus au courant de la plume, et ce clavier lui-même qui, selon qu'on l'y invite, écrit, transforme ou crée de l'inédit, toutes ces « merveilles » nées de l'informatique ne doivent-elles pas rendre caduques les pratiques artisanales et millénaires du papier, de l'encre, voire de l'imprimé ?
Deux mondes semblent s'opposer, à l'heure actuelle, à l'intérieur de l'univers de la communication graphique-visuelle. Mais ne s'agit-il pas, en fait, d'une opposition illusoire ? N'est-ce pas, au contraire de ce que l'on suppose, un retour au passé extrême de l'écrit, à ses sources idéographiques, que nous offre l'ordinateur ? Plus que l'écrit, à la vérité, c'est l' alphabet et ses contraintes auxquels nous nous sommes habitués comme si elles étaient inévitables, que l'ordinateur met en question – et cela, au profit de l'écriture même.
L'idéogramme et l'alphabet
L'écriture et l'Occident
Le déchiffrement des hiéroglyphes égyptiens, que Champollion réalisa en 1822 après des siècles d'essais infructueux, a bouleversé la conception que l'Occident se faisait jusqu'alors de l'écriture. Non seulement ces figures pittoresques que l'on interprétait par tradition comme des symboles ou des copies réalistes se révélaient être des signes, mais on leur découvrait aussi une faculté qui semblait depuis toujours réservée en propre à l'alphabet, la transcription phonétique des mots. Le dessin d'une bouche pouvait se lire « bouche », mais il notait également le son r, le dessin d'une chouette le m, celui d'une caille le w... Déterminante pour notre connaissance de la civilisation pharaonique, cette découverte l'était tout autant du point de vue d'une théorie générale de l'écriture. Car comment reconnaître encore au système alphabétique la supériorité dont on était convaincu qu'elle lui était due par principe, s'il s'avérait que d'autres, avant lui, avaient atteint le même niveau d'analyse sonore du langage ?
Il a pourtant fallu attendre encore plus d'un siècle pour que s'engage de façon sérieuse une remise en question du statut privilégié de l'alphabet dans l'ensemble des systèmes écrits. Champollion lui-même est, pour une part, responsable de ce retard. Car sa découverte, à vrai dire, reposait sur un malentendu. Elle concernait moins l'écriture en tant que telle que la langue qu'elle avait permis de véhiculer : sa Grammaire s'ouvre par un hommage à la philologie, science nouvelle, et science dominante, de son temps. Il était parvenu à lire les hiéroglyphes parce qu'il avait eu l'idée de comparer des textes rédigés en deux langues anciennes – égyptienne et grecque –, avec la langue copte moderne que lui-même pratiquait. Mais c'est pour cette raison aussi qu'il avait pris à son compte sans songer à les discuter, car elles étaient sans incidences sur sa démarche, certaines des justifications que l'on apportait encore en Occident à l'aspect figuratif des hiéroglyphes. À l'origine, dit-il, reprenant les affirmations de Warburton un siècle plus tôt, les hiéroglyphes étaient « des imitations plus ou moins exactes d'objets existants dans la nature ». Le phonétisme de ces caractères n'avait donc pu se manifester qu'à une étape ultérieure de création, où l'on aurait réussi à obtenir ce que ces figures, apparemment vouées à ne transcrire que des vocables concrets, étaient dans l'incapacité de restituer : un état fidèle et complet de la parole.[...]
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Écrit par
- Jean-Pierre BALPE : écrivain, professeur émérite des Universités
- Anne-Marie CHRISTIN : professeur à l'université de Paris-VII-Denis Diderot, directeur du Centre d'étude de l'écriture et de l'image
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