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EDDAS

Forme, techniques, genres

Cette originalité n'est pas seulement due au contenu. Elle tient autant, sinon davantage, à l'art dont on n'a pas fini de s'émerveiller : il fait irrésistiblement penser aux arabesques savantes, aux motifs décoratifs hautement élaborés que l'on admire dans les productions artistiques de l'époque viking, bijoux ciselés, proues sculptées, tapisseries.

L'écriture n'ayant fait son apparition dans le nord que vers l'an 1000 – les runes qui la précédèrent ne se prêtaient guère à la rédaction de textes longs – il s'ensuit qu'il a fallu que ces textes se gravent dans la mémoire et que tous les procédés mnémotechniques y aient eu droit de cité. Les auteurs en ont favorisé deux : le jeu de l'accentuation, fortement marquée dans ces langues, et celui des allitérations. En termes brefs, expressifs, soutenus par cette trame des temps forts et des retours de sonorités identiques, le poème relate, en resserrant l'énoncé au maximum et, parfois, jusqu'à l'obscurité, hauts faits, souvenirs glorieux, thèmes sacrés. Comme une basse continue, le savant lacis des répétitions de phonèmes sous-tend le récit et le guide. Ainsi la poésie eddique est-elle de nature éminemment orale.

En principe, chaque poème consiste en une série de lignes ou, plus exactement, d'unités de rythme et de sens qui couvrent deux vers, lesquels doivent supporter quatre accents ou temps forts et, en outre, être intimement liés, et par une allitération consonantique ou vocalique à trois termes dont la clef est donnée par la sonorité accentuée du premier temps fort du deuxième vers :

Hrauzk ór hervádum,  Hratt á völl brynju (Il jaillit de son armure,  Rejeta sur la plaine sa cotte de mailles),

et par une « rime » (en vérité, un retour de graphie) à l'intérieur de chaque vers :

Glumdi á gjálfrtömdum(umd-ömd)Gestils skeidhestum(est-est)Eldr of allvaldi(eld-ald)Aegis nafnfraegjum(aeg-aeg)(Clapotait sur le vacarme des vagues Le courrier de Gestill [le bateau], Le feu du tout-puissant Aegir le renommé [le bateau])

Ainsi se crée l'unité : ce type de vers s'appelle fornyrdislag (mètre des chants anciens), málaháttr (mode des dits) ou ljódaháttr (mode des lais), selon qu'en outre on compte ou non les syllabes de chaque vers et que l'on combine les mètres entre eux. Un autre type fréquent, le galdralag (mètre des incantations) ajoute d'autres procédés : répétitions de mots ou de tournures, parallélismes de constructions. On voit que rien n'est plus concerté que cet art absurdement qualifié autrefois de « barbare ».

Quant au vocabulaire, on vient d'évoquer kenningar et heiti. Tous deux relèvent d'une conception sacrée de l'art : il est des créatures que l'on n'a pas le droit d'évoquer par leur nom. Ou bien on substitue à celui-ci une sorte de synonyme ou heiti : on dira donc tilleul pour bouclier, beau toit pour ciel, hurlant pour vent, glouton pour feu, etc., comme l'indiquent les Alvíssmál, qui ne sont qu'un répertoire fort gracieux de ces façons de dire ; ou bien on utilise des métaphores filées en cascade (kenningar), dont l'interprétation exige une attention minutieuse. Le marin deviendra le cavalier du cheval de la mer, et le corbeau la mouette de la mer des blessures. Artifices qui ne vont pas sans évoquer les contorsions de nos grands rhétoriqueurs, mais qui, maniés avec retenue, rehaussent d'un éclat raffiné les plus beaux de ces poèmes.

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Écrit par

  • : professeur émérite (langues, littératures et civilisation scandinaves) à l'université de Paris-IV-Sorbonne

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