JACOBS EDGAR PIERRE (1904-1987)
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Des héros qui ont survécu à leur créateur
Blake et Mortimer sont désormais aux mains de plusieurs équipes de dessinateurs et de scénaristes, qui s'efforcent de « faire du Jacobs ». Les premiers, Ted Benoît (dessin) et Jean Van Hamme (scénario), publient, en 1996, L'Affaire Francis Blake. Le succès ayant dépassé toutes les prévisions (600 000 exemplaires vendus en quelques mois), les albums se sont succédé à un rythme élevé. En 2024, on en comptait déjà vingt-deux, soit le double du nombre d’albums de Jacobs lui-même. Ces aventures se déroulent chronologiquement, non pas à la suite du dernier épisode de Jacobs, mais majoritairement dans les années 1950 – un arrière-plan historique permettant même souvent de les dater de façon précise, contrairement aux récits de Jacobs, qui non seulement ne faisaient aucune allusion à l'actualité, mais se situaient de toute façon dans une uchronie volontaire (puisque le premier épisode, Le Secret de l'Espadon, décrivait une Troisième Guerre mondiale).
Les ventes importantes des albums « post-Jacobs » reposent pour l’essentiel sur un lectorat nostalgique de ce type de bande dessinée car, en raison même de leur fidélité graphique et idéologique à leur modèle, ces histoires paraissent très datées, tant dans la forme que sur le fond. En effet, outre des conceptions narratives déjà obsolètes à son époque (surabondance du texte, souvent redondant avec l'image), Jacobs représentait un monde désormais fort éloigné du nôtre : celui de la « guerre froide », d'une Angleterre dominatrice, d'une société élitiste où une aristocratie composée de hauts fonctionnaires et de savants guide un petit peuple naturellement déférent, où les représentants de la grande industrie et de la finance sont totalement absents, et où un auteur de bandes dessinées ose prôner des valeurs morales à ses lecteurs.
À la fin de sa vie, Jacobs semblait cependant « las de ce monde ancien ». Finalement plus audacieux que ses successeurs, il songeait à un épisode où Blake et Mortimer seraient vaincus par leur ennemi de toujours, Olrik, qui, en même temps que des deux héros trop positifs, triompherait aussi – et surtout – de la morale.
En 1983, Jacobs avait créé une fondation à son nom, destinée à gérer son patrimoine, mais il fut victime après sa mort d’une double trahison : alors qu’il ne souhaitait pas que Blake et Mortimer lui survivent, leurs aventures ont proliféré. Son désir de mettre ses archives à l’abri des convoitises n’a pas été respecté puisque, dans les années 2005-2017, plus de deux cents planches ou dessins originaux ont été vendus à des amateurs fortunés – le prix d’une planche originale pouvant atteindre plusieurs centaines de milliers d’euros. Cette affaire, révélée en 2017 par le quotidien bruxellois Le Soir, a provoqué d’énormes remous dans le milieu des collectionneurs de bandes dessinées, et a amené la justice belge à inculper en 2018 Philippe Biermé, ancien président de la fondation Edgar P. Jacobs.
Le succès commercial rencontré par les nouveaux albums de Blake et Mortimer et, dans une moindre mesure, le scandale lié à la dispersion de planches originales, ont sauvé Jacobs de l’oubli. Ses albums se sont plus vendus depuis sa mort que de son vivant, et ont inspiré de nombreuses études.
L’idée de la fragilité des civilisations, notamment d’un déclin inexorable de l’Europe, obsédait Jacobs, ce qui transparaît dans Blake et Mortimer, où l’Occident est confronté à une succession de périls existentiels. La vision historique qui se dégage de l’œuvre rejoint l’avertissement lancé en 1919 par Paul Valéry : « Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles. »
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Écrit par
- Dominique PETITFAUX : historien de la bande dessinée
Classification
Média
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BANDE DESSINÉE
- Écrit par Dominique PETITFAUX
- 22 929 mots
- 16 médias
Dans le sillage d’Hergé, figure tutélaire du magazine,on trouve principalement Edgar Pierre Jacobs (1904-1987), qui, dans Blake et Mortimer (1946), allie le réalisme au merveilleux scientifique ; Paul Cuvelier (1923-1978), dessinateur sensuel des aventures, dans l’Inde du xviiie siècle, du...
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