HUSSERL EDMUND (1859-1938)
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Husserl le moderne
Dès le début, la dimension propre de la phénoménologie reste une dimension entièrement nouvelle, c'est-à-dire aussi bien inconnue à elle-même et qui doit conquérir la détermination de son sens le plus général en même temps que le travail eidétique s'accomplit dans son détail concret. C'est précisément dans ce va-et-vient de la généralité à l'effectuation concrète, chacune dépendant de l'autre, et dans cet effort pour faire échapper la nouveauté déroutante de la pensée à son indétermination qu'on peut apercevoir que la théorie est d'abord elle-même une pratique, c'est-à-dire un risque essentiel.
La notion de risque, ici, est si peu un mythe romantique qu'il est manifeste que la phénoménologie a été vaincue dans le combat qu'elle a mené pour ramener l'humanité moderne de son indécision culturelle (Husserl disait : de sa « crise ») à la possibilité grecque d'une décision de l'être. Car c'est le sens déjà décidé chez les modernes de l'être comme « conscience » ou comme « propre » (Bewusst-sein ou Eigen-sein) qui a détourné le cours d'une interrogation « platonicienne » radicale et l'a coulé en définitive dans son propre lit. Mais la question est de savoir comment cette situation s'est peu à peu consolidée et ce qui l'a rendue possible, ou plutôt inévitable, dans le principe même du « travail » phénoménologique.
Il semble qu'on puisse essayer de ramener à deux causes les progrès de cette dérive qui vont faire de Husserl le platonicien (celui des Recherches logiques) Husserl le cartésien (celui des Méditations cartésiennes). L'une est que l'accès au Logos a été compris dès l'origine sur le mode de l'intuition, c'est-à-dire sur le modèle de la présence, l'autre que la critique de la naïveté (« naturalité ») de la philosophie des modernes a été conçue comme un simple « suspens » (« mise entre parenthèses », « réduction ») d'une thèse d'existence, ou thèse de réalité supposée incluse dans cette philosophie, ou résultant en elle d'une « attitude ». Cette double détermination, d'une part du chemin propre à la phénoménologie, d'autre part de la précaution qu'elle doit prendre à l'égard de la métaphysique moderne, implique qu'il n'y ait pas de lien essentiel entre la conception de l'être comme présence et les limitations psychologiques ou logiques (formelles) du discours transcendantal sur la conscience ; et elle implique également que la limitation naturelle de la philosophie moderne ne pèse pas sur son langage même bien avant de constituer une « thèse » en elle ou une « attitude » qu'elle aurait prise et qu'elle aurait aussi bien pu ne pas prendre. Si, au contraire, l'ordination de l'eidétique à l'́ιδε̃ιν (au « voir ») et donc celle du Logos à la présence entraîne par elle-même le psychologisme transcendantal et l'impuissance logique (formelle) du langage même de la philosophie moderne, alors le chemin de la phénoménologie se confond dès le départ avec le tracé inaperçu de celui des modernes, et le destin d'indécision de l'humanité moderne au sein de sa métaphysique doit se répéter fondamentalement dans la phénoménologie, inextricablement mêlé aux combats fragmentaires contre les conséquences ou les formes les plus visibles de ce destin dans l'histoire.
La situation définie ici est trop difficile à saisir dans son principe, et trop lentement à l'œuvre du début à la fin de la phénoménologie, pour qu'on puisse prétendre la développer dans le cadre de cet exposé. Il est seulement possible d'indiquer certaines lignes de questions ou de textes le long desquelles on pourra s'en faire une idée plus précise. Parmi ces lignes – inégales d'importance et de longueur – on peut d'abord mentionner la question du rattachement de la phénoménologie naissante à la problématique encore « psychologisante » de Brentano (le maître de Husserl en philosophie) et l'ambiguïté du principe qui guide chaque fois Husserl dans le choix de ce qu'il lui « emprunte » et de ce qu'il « laisse ». On trouve à ce propos un bon développement concernant la notion centrale d'intentionnalité dans l'étude de R. Bœhm sur « Les Ambiguïtés des concepts husserliens d'immanence et de transcendance » (Revue philosophique de la France et de l'étranger, no 4, 1959). Un autre exemple, qui concerne cette fois la notion de temps, de l'indétermination de cette technique-d'-emprunt qui fut celle de Husserl à l'égard de son maître, est développé dans l'étude de G. Granel sur Le Sens du temps et de la perception chez E. Husserl.
Il faut signaler, d'autre part, la question du rôle central joué par la phénoménologie de la perception (de laquelle, par ailleurs, est entièrement issue en France l'œuvre de Merleau-Ponty) dans l'établissement par la phénoménologie de sa propre possibilité, et le rapport entre la phénoménologie et la philosophie transcendantale moderne tel qu'il s'établit sur le terrain d'une telle question. Le texte fondamental est à ce sujet la deuxième section des Idées directrices, et les études susceptibles de l'éclairer dans le sens de la question posée (c'est-à-dire celle du destin moderne de l'œuvre husserlienne) sont : la préface de Paul Ricœur, traducteur français des Ideen I, les remarques de R. Bœhm sur cette traduction et le travail de G. Granel, déjà cité.
En troisième lieu, on remarquera que l'excellente lecture effectuée par Jacques Derrida de la doctrine de la signification telle qu'elle se constitue dans la première des Recherches logiques (La Voix et le phénomène) est en vérité l'amorce d'une interprétation d'ensemble de la situation fondamentale de la pensée de Husserl, la seule propre jusqu'ici à faire saisir, au sens même où on les a évoquées plus haut, la nature et la portée absolument décisive de la question de la « présence ».
On peut ajouter enfin, malgré une apparence un peu limitée, les remarques sur les Méditations cartésiennes que Roman Ingarden fit parvenir à son ancien maître au lendemain de la parution de cette œuvre où se déclare, plus qu'en tout autre, l'idéalisme transcendantal phénoménologique dans son absoluité. Husserl lui-même n'a pas méconnu la portée de ces remarques qui témoignent de la résistance de l'ancien disciple (c'est-à-dire le disciple de l'inspiration « platonicienne ») à l'égard de cette répétition résolue du cartésianisme. C'est pourquoi les éditeurs des Husserliana ont inclus ces remarques dans leur édition des Méditations. Les éditeurs français n'ont malheureusement pas fait de même.
Ces indications sont fragmentaires. Elles ne visent nullement à exclure d'autres chemins encore pour reconnaître comment la critique de la limitation moderne de la philosophie se mêle chez Husserl à la répétition du projet moderne à un niveau de généralité et de « radicalité » tel qu'il puisse passer à ses yeux pour la levée de l'hypothèse naturelle qui pèse sur les formes historiquement réalisées de la métaphysique issue de Descartes, tandis qu'à nos yeux il confirme au contraire l'éloignement de la pensée moderne, même « phénoménologique », à l'égard de la vaillance que requiert une question sur l'être, c'est-à-dire d'abord sur le sens de l'être. Mais cette dernière question est, on le sait, celle de Heidegger. Elle ne sera jamais reconnue par Husserl comme « insérable » dans le projet phénoménologique, ou même comme « continuant » authentiquement celui-ci. C'est bien pourtant Heidegger qui reprend, et qui reprend seul, le combat husserlien en vue d'une capacité, jusqu'ici encore refusée à l'humanité, dans la décision de l'être (ce génitif entendu dans les deux sens). Et s'il faut remplacer par un seul texte tous ceux qu'on vient d'énumérer, qu'on les remplace alors par l'introduction et la première section de Sein und Zeit.
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Écrit par
- Gérard GRANEL : professeur à l'université de Toulouse
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