MANET ÉDOUARD
Longtemps défini par sa modernité et quelque peu statufié dans ce rôle, Édouard Manet se situe toujours au cœur d'une interprétation générale de l'art du xixe siècle, mais exposé de manière plus libre à l'exercice du jugement avec le renouveau des études historiques consacrées à ses contemporains, ses amis comme Alfred Stevens, Carolus-Duran ou Gervex, ou bien ses censeurs comme Gérôme, Cabanel ou Bouguereau. Sa peinture ne fait que retrouver ainsi un espace de controverses qui lui est profondément naturel, car il est peu d'œuvres qui furent à ce point confrontés aux opinions ou aux conventions d'une époque, aux préjugés comme aux données les plus partagées de l'expérience. Le journaliste Albert Wolff avait dit de Manet, en 1879, qu'il montrait le chemin de l'avenir, qu'il était le « poteau indicateur ». Ce dernier se moquait de cette idée un peu perfide en s'immobilisant, le bras tendu comme un cantonnier au bord d'une route, dès qu'il rencontrait le chroniqueur du Figaro sur le boulevard. Cette caricature résume la valeur polémique d'une notion de progrès lourde de malentendus et de confusion. Vers la fin de sa vie, alors qu'il était malade, Manet exprimait devant son ami Antonin Proust, ministre des Arts de Gambetta, ses réserves à l'égard de la dispersion de ses tableaux dans les musées : « Je ne veux pas figurer sur une carte d'échantillons », disait-il. S'il a tant lutté de son vivant et, pour reprendre une expression qui lui était familière, s'il a toujours navigué au plus près, c'est pour son œuvre, son succès, l'intensité de création qu'il savait en tirer. La rencontre avec Méry Laurent en 1876, devant Le Linge exposé dans l'atelier, souligne la valeur que prenait à ses yeux le moment présent. Certes le peintre avait trouvé une amie dont il fera, à plusieurs reprises, le portrait au pastel, mais surtout il n'avait pas désespéré de ses contemporains : « leur œil se fera », telle était sa conviction. « M. Manet a les qualités qu'il faut pour être refusé à l'unanimité par tous les jurys du monde ; ses personnages se découpent à l'emporte-pièce, avec une crudité qu'aucun compromis n'adoucit. Il a toute l'âpreté de ces fruits verts qui ne doivent jamais mûrir. » Ce jugement, attribué par certains à Delacroix et publié dans la Gazette de France, le 21 juillet 1863, définit de façon durable une personnalité qui, après l'accueil flatteur fait au Guitarero (Salon de 1861, Metropolitan Museum, New York), crée l'événement du Salon des Refusés.
La célébrité de Manet
Au sens propre, les succès de l'artiste portent sur deux ou trois tableaux, L'Enfant à l'épée (1861, Metropolitan Museum, New York), Le Bon Bock (1873, Museum of Art, Philadelphie), Le Printemps (Salon de 1882, coll. part.). Le véritable rythme de sa création repose sur le scandale, Le Déjeuner sur l'herbe (1863, musée d'Orsay, Paris), Olympia (Salon de 1865, musée d'Orsay, Paris), Argenteuil (Salon de 1875, musée des Beaux-Arts, Tournai) ; sur les envois refusés en bloc par le jury (Salons de 1866 et de 1876) ; sur les portraits refusés par leurs modèles (Jean-Baptiste Faure, Rochefort) ; sur les tableaux critiqués et par la suite découpés en morceaux (Les Gitanos, Épisode d'un combat de taureaux) ; sur d'autres abandonnés ou détruits, c'est-à-dire sur une masse de réactions qui, des plus hostiles aux plus favorables, n'a jamais pu véritablement fléchir une volonté artistique singulière. On ne parvenait pas à comprendre qu'un peintre aussi doué ne pût s'amender au fil des années. Manet n'était pas entouré d'hostilité et d'ennemis, il était victime d'une sympathie déçue par autant d'obstination. L'évolution de sa personnalité va dans le sens de l'intransigeance[...]
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Écrit par
- Éric DARRAGON : professeur émérite d'histoire de l'art contemporain à l'université de Paris-I-Panthéon-Sorbonne
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Médias
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