ÉDUCATION / INSTRUCTION, notion d'
Éduquer
Mais, ainsi analysée, l'instruction ne devient-elle pas paradoxalement un programme d'éducation ? Tout dépend du sens que l'on donne à ce dernier mot. Quand des enseignants contemporains déclarent qu'ils ne sont pas des animateurs et qu'ils font la classe non pas pour éduquer mais pour instruire, le sens qu'ils donnent au verbe « éduquer » est le plus souvent inspiré de la définition proposée par Condorcet au début de la Révolution. Ce grand philosophe entendait par éducation toutes les manœuvres, manifestes ou dissimulées, maniant la contrainte ou la séduction, par lesquelles des sujets éducables sont amenés à adhérer aux manières, aux valeurs, aux habitudes du milieu qui les forme dans l'espoir de les rendre conformes. La procession religieuse éduque, le défilé patriotique ou militant aussi. Dans les deux cas, l'appel à l'émotion – et ici à l'émotion collective – prime sur l'appel à la raison. Instruire fait tout le contraire.
Si, en revanche, on appelle éducation l'ensemble des opportunités qui sont offertes à un sujet éducable pour assurer, dans un même mouvement, la promotion de son autonomie et l'accession à une culture qui offre à cette autonomie le lieu de son développement, obliger quelqu'un à « aller à l'école » et l'inviter à faire partie des gens qui « ont de l'instruction » est une forme quasi achevée de l'éducation moderne.
Effectivement la scolarité, ne serait-ce que par le temps qu'on y consacre durant l'enfance et la jeunesse, et quoi qu'il en soit de la concurrence des nouveaux canaux d'information, demeure l'une des composantes majeures de la vie dans tous les pays développés.
D'une certaine façon, l'école éduque parce qu'elle est victime de son succès. À l'obligation imposée aux familles de faire instruire leurs enfants s'est en effet superposée une forte demande d'instruction. Elle émane d'usagers, eux-mêmes désormais instruits grâce à l'école, qui s'invitent comme interlocuteurs, avec leurs exigences et leurs valeurs, mais aussi leurs désarrois et leurs manques. Dès lors, la demande est non pas simplement « instruisez-les », mais aussi « préparez-les ». C'est donc formuler une demande d'éducation. Mais une demande ambiguë et contradictoire. Préparez les enfants à s'intégrer dans une société certes dominée par la science et la technologie, mais une société à la fois uniformisée et éclatée, une société où s'affichent de nouvelles fermetés communautaristes, où les savoirs alternatifs et parallèles ne sont plus de seconde zone, où chaque destinée individuelle requiert d'être accompagnée de façon spécifique, au nom d'un ombrageux respect des différences.
Et cette demande est, bien évidemment, intéressée : « instruisez-les » signifie « faites-les réussir ». Dès lors, l'école éduque parce qu'elle est victime de son échec. Au nom des idéaux de la démocratie, on lui a fait proclamer l'égalité des chances. En réalité, elle est prise dans sa propre contradiction : elle a pour mission à la fois de consacrer l'inégalité des résultats et de tout faire pour y remédier. Or, dès que la réussite et l'échec sont à l'horizon d'une destinée humaine, l'image de soi est en cause, et sa confection est l'un des principaux enjeux de toute éducation puisqu'en dépend l'estime de soi. Ainsi, noter des élèves et porter sur eux des jugements, c'est, qu'on le veuille ou non, participer à leur éducation, pour le meilleur et pour le pire.
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Écrit par
- Daniel HAMELINE : professeur honoraire de l'université de Genève
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