ALBEE EDWARD (1928-2016)
Une consécration théâtrale
Si l'ensemble de l'œuvre d'Albee peut, elle aussi, pour sa part, être envisagée rétrospectivement comme une stratégie globale, le parallèle avec Pinter s'impose à nouveau. Ce sont d'abord des pièces brèves, assez linéaires, des exercices de style d'un auteur qui délimite son territoire et explore le registre de ce qui va devenir sa « petite musique » personnelle. Puis viennent les grandes symphonies du succès, les machines de guerre savamment agencées qui envoient loin leurs ondes. Pour Albee, c'est Qui a peur de Virginia Woolf ?, Tiny Alice (1964), Délicate Balance (A Delicate Balance, 1966). Le cinéma s'en mêle. Tout un discours critique s'installe autour de l'œuvre, risquant de l'embaumer prématurément. Comment le créateur va-t-il survivre ? C'est là qu'on assiste à un second souffle, à un retour, en pleine possession du savoir-faire, au chant plus ténu du début. Pour Pinter, c'est Landscape et Silence, pour Albee la très pure réussite de Box-Mao-Box (1968), œuvre « achevée » en ce sens, justement, qu'elle ne l'est pas, et ouvre sur le silence qu'elle n'a éloigné qu'un temps. Après les symphonies, le quatuor à cordes. Les voix ne proclament pas, mais proviennent d'une source diffuse, qui semble toute proche de l'oreille de chacun. Libre à nous de recoudre ces fragments, de leur recréer une cohérence, dans ce rêve éveillé où sont touchées les cordes de résonance de notre propre inconscient, de nos désirs enfouis. Théâtre non plus de représentation mais de suggestion, où l'immense cube blanc qui occupe l'espace scénique, dans une absence totale de mouvement, contribue à un effet d'hypnotisme. La scène n'est plus que l'espace-prétexte où se déploient, en contrepoint, des voix qui disent la mémoire et le manque de mémoire, le dialogue s'effaçant pour laisser émerger le plus concret et le plus abstrait à la fois, l'effort toujours vain pour se raccrocher à quelque chose – élan partagé, moment vécu, quelque chose qui affronte le rien avant l'inéluctable victoire du rien.
Il faudrait en rester là, mais tout n'est pas si simple, et l'on voit Albee, avec All Over, exploiter une nouvelle machine de guerre. Le pessimisme et les jeux de la mémoire retrouvent tous les prestiges de la phrase bien faite, des caractères insérés dans une histoire familiale, d'une intrigue habilement cadrée. Autour du lit de mort d'un homme riche et connu (celui-ci demeurant invisible et muet), se retrouvent la femme, la maîtresse, le fils, la fille, le meilleur ami. Dans cette situation de fatigue, de tension, de désœuvrement forcé, chacun apporte, comme dans les pièces d'Anouilh, très appréciées aux États-Unis, son lot d'expériences, de rancœurs, d'échecs. Albee utilise à la fois la tactique dramatique de Qui a peur de Virginia Woolf ?, toute d'affrontements, de trêves, d'ajustements balistiques, d'escalades et de désescalades, et les découvertes stylistiques de Box-Mao-Box, qui lui permettent de faire monter de la scène une sorte de symphonie concertante où chacun à son tour vient jouer en solo soit une petite phrase, soit un long morceau, avec des effets de reprise, de dialogue des instruments. La mémoire est la partition que chacun déchiffre avec plus ou moins de bonheur et plus ou moins d'hésitation. «
À travers ces filons exploités, à travers l'opportunisme ou les masques des adaptations, Albee a-t-il créé un monde qui lui soit propre ? La question est sans doute mal posée si l'on voit que, pour lui, le théâtre est avant tout théâtre, c'est-à-dire le lieu du leurre, du simulacre, voire du travesti, de l'éternel questionnement sur l'identité. Rien d'étonnant dans ces conditions à ce que le goût de la mystification[...]
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Écrit par
- Marie-Claire PASQUIER : maître assistante à l'université de Paris-Ouest-Nanterre-La Défense
Classification
Médias
Autres références
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