FORSTER EDWARD MORGAN (1879-1970)
Du côté de D. H. Lawrence et de Gide
Au fil de ces ouvrages, certains symboles reviennent de façon obsédante qui font de leur lecture non seulement un plaisir, mais un sujet d'études fort riche du point de vue psychologique et thématique. The Longest Journey, par exemple, met en scène un jeune homme empêtré, affligé d'un pied bot héréditaire et d'un père détesté, fasciné par la beauté et la santé qui lui font défaut, marié à une conventionnelle et cruelle Agnès. Comment ce mariage, contracté dans le vain espoir de s'insérer dans la vie (le premier « double » de Forster, l'Anglais Philip de Monteriano, avait eu soin de rester en marge), comment un métier – le professorat que Rickie exerce sans conviction dans un milieu haï (la public school de Sawston) – enlisent jusqu'à l'aliénation le malheureux, voilà le sujet de ce livre où Forster livre ses hantises personnelles : une horreur shelleyienne du mariage (le titre du roman est emprunté à Shelley) ; la méfiance à l'égard de l'amour unique, expérience vécue comme un amoindrissement ; le refus antivictorien de l'autorité, des idoles, des héros, des parents, de la loi, refus également présent dans The Ordeal of Richard Feverel de Meredith avec lequel le Journey a plus d'un point commun ; fascination lawrencienne avant Lawrence pour ce qui s'oppose : ainsi Rickie, l'intellectuel, est-il attiré par Stephen, le bâtard, son demi-frère, enfant de la nature. Ce Stephen, brutal, alcoolique, mais pur, et le Gino de Monteriano, comédien, sensuel, fainéant, chaleureux et intéressé, préfigurent de façon frappante la série des « amants » de D. H. Lawrence, gardes-chasse ou Mexicains. De même le rapport, ambigu et teinté d'érotisme, entre l'intellectuel et les fils de Pan, tel que Lawrence le développera plus tard, se trouve ébauché dans l'œuvre de Forster.
Le thème du voyeur participant à l'amour par procuration rapproche Forster de Henry James et de ses récits où l'on voit des célibataires en marge dialoguer avec d'indulgentes confidentes. Livre étrange et séduisant, le Journey n'est pas exempt de maladresses qui ajoutent à son charme. On pourrait lui reprocher par exemple le nombre de ses morts subites (il n'y en a pas moins de cinq) mais, d'une part, impatient vis-à-vis des transitions et des temps faibles, Forster n'accorde son attention qu'aux « moments symboliques », faisant disparaître ses personnages une fois leur mission accomplie ; d'autre part, ce thème de la mort subite n'est pas sans résonances secrètes. On remarque qu'elle frappe les femmes alors qu'elles se trouvent en possession de leur liberté ou de leur plaisir : Mrs. Elliot, dans le Journey, perd brutalement son amant au moment où elle a tout quitté pour le rejoindre, elle-même meurt brusquement alors que, enfin veuve, elle pourrait jouir de sa liberté ; Agnès perd son athlétique fiancé avant d'avoir pu l'épouser ; Rickie, le protagoniste, meurt sous un train, les jambes sectionnées, comme s'il se sacrifiait, en se punissant d'avoir une vie intérieure et secrète ; toutes ces morts, pour ne parler que de celles du Journey, semblent exprimer un besoin angoissé de purification. On se demande si Forster, par un reste tenace de puritanisme soigneusement dissimulé, ne préfère pas projeter la visite passionnée de Pan (surtout en ce qui concerne les femmes) dans l'irréel ou le passé. Tel est le cas de Miss Raby, l'héroïne de l'excellente nouvelle The Eternal Moment (récit réaliste dans un recueil de contes fantastiques) qui retrouve vieilli, grossi, oublieux et avili, le concierge italien qui lui avait autrefois juré un amour éternel. La passion est, du côté des femmes, frustrée, punie ou ridiculisée, alors que chez l'homme, l'attrait pour[...]
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Écrit par
- Diane de MARGERIE : licenciée ès lettres, écrivain, traductrice
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