SAID EDWARD W. (1935-2003)
Questions de frontières
C'est dans le monde entier, en fait, qu'Edward W. Said distingue « des territoires superposés et des histoires enchevêtrées ». En partie à cause de l'impérialisme, toutes les cultures s'interpénètrent et sont hybrides. Mais leurs rapports s'avèrent inégaux, marqués qu'ils sont par l'exaltation ou le dénigrement de fausses essences. « On africanise l'Africain, on orientalise l'Oriental, on occidentalise l'Occidental, on américanise l'Américain, et cela pour l'éternité et sans alternative. » Said, qui cherche « non à séparer mais à réunir », demande : « Y a-t-il moyen de repenser l'expérience impériale en d'autres termes, non compartimentés, pour changer notre regard sur le passé et le présent et notre attitude face à l'avenir ? »
Pour se donner les moyens d'un tel projet, il va chercher à unir sensibilité (aux textes et au vécu de l'autre) et rigueur d'une méthode rationnelle, « laïque », seul fondement possible d'un accord. Dès les années 1970, Said est à la pointe de la grande mutation « rationalisante » des études littéraires aux États-Unis, marquée par l'irruption de la « théorie » qui conduira aux cultural studies. Mais il refuse ce qui pourrait oblitérer la dimension humaine : « Je me sépare de Michel Foucault sur un point : je crois en l'influence déterminante d'écrivains individuels sur le corpus des textes. » Et il montre dans L'Orientalisme l'apport particulier de chaque auteur à la vaste construction « qui tient lieu de l'Orient et s'en tient à distance », pour aboutir aujourd'hui à ce très solide « filet de racisme, de stéréotypes culturels, d'impérialisme politique et d'idéologie déshumanisante qui entoure l'Arabe ou le musulman ».
Dans Culture et impérialisme, Said, esprit musicien, entreprend une lecture « en contrepoint » : il repère dans des textes de Jane Austen, Conrad, Camus ou Kipling la présence, d'abord refoulée et muette, puis de plus en plus prégnante, d'une « autre histoire », qui finit par rendre « inefficaces et inapplicables » les « codes intégrants, universalisants et globalisants ». Il étudie ensuite les premières expressions littéraires et théoriques des peuples dominés, en s'attachant à montrer qu'elles sont tournées – par exemple chez Frantz Fanon – non vers le nationalisme identitaire mais vers la libération de l'homme.
En 1991, alors qu'il se sait atteint d'un cancer incurable, Edward Said entreprend la rédaction d'Out of Place (À contre-voie), une autobiographie qui marque une plongée dans son moi profond , en même temps qu'elle propose une exploration sans concession de ses racines culturelles et familiales. Parallèlement, ses efforts pour favoriser une entente entre Israéliens et Palestiniens vont se concrétiser lorsque, avec le chef d'orchestre Daniel Barenboïm, il fonde en 1999 l'Orchestre Divan occidental-oriental, destiné, par le biais de la musique classique, à favoriser la paix au Proche-Orient.
L'influence d'Edward W. Said a été considérable, notamment sur les intellectuels de nombreux pays du Sud, comme l'Inde. Il s'est engagé à fond pour Salman Rushdie lorsqu'une fatwa fut lancée contre lui, tout comme il a dénoncé, dans Covering Islam (1981), la caricature de l'islam par les médias occidentaux. L'islam est « le dernier bastion culturel à défendre », mais la vision politique d'avenir viendra, selon Said, des laïques, « des citoyens qui pensent en termes de coexistence et de coopération ».
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Écrit par
- Paul CHEMLA : traducteur
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