ÉLECTIONS Sociologie électorale
Sur quelques perspectives
L'analogie faussement séduisante d'un terrain électoral qui, parce que trop labouré par près d'un siècle d'études, mériterait, à la manière des jachères médiévales, de reposer provisoirement, est fort peu ajustée aux exigences d'une recherche scientifique pour laquelle, ici comme ailleurs, c'est d'abord « le point de vue qui crée » de nouveaux objets.
L'autonomisation scientifique des études électorales
Le sentiment trompeur d'une saturation du corpus des études trouve peut-être son principe dans la faible autonomisation scientifique des analyses électorales et, indissociablement, dans une sorte d'« idiotisme de métier », pour reprendre la formule que Karl Marx appliquait aux juristes de son temps.
Souvent très proches des professionnels de la représentation politique dont ils sont parfois les conseillers, les politologues tendent spontanément à en épouser les problématiques. Ils concentrent ainsi leur attention sur les classements propres au champ politique (gauche et droite ; majorité et opposition ; insiderset outsiders) en oubliant que la probabilité pour les électeurs d'épouser un parti pris partisan demeure conditionnelle et seconde par rapport à la probabilité (sociologiquement première, celle-là) d'avoir une opinion politique, de connaître ou d'ignorer un jeu politique perçu comme fermé et qui, de fait méconnaît ou ignore trop souvent tout ou partie des attentes sociales.
Ce défaut de distanciation se retrouve dans la focalisation des analyses sur des questions scientifiquement secondes (quoique politiquement importantes, au moins l'espace d'une campagne) : qui va gagner ? qui a gagné ? Cette manière de problématiser les votes tend à hypertrophier l'issue d'un scrutin au détriment de ses enjeux dont la structuration et la discussion publique demeurent pourtant la raison d'être sociale des « rendez-vous » électoraux.
Pour ceux qui font métier de décrypter le « mystère des urnes » joue tout aussi fâcheusement cette tentation de projeter sur les électeurs le rapport intellectualiste et surplombant qu'eux-mêmes entretiennent avec le vote. On tend à ignorer, ce faisant, que pour beaucoup de « pratiquants » de ce que, au xixe siècle, on nommait « la messe électorale », le dépôt fugitif d'un petit bout de papier n'est pas nécessairement gage de grand-chose, et fait partie de ces pratiques ritualisées qui « vont sans dire » et que trahit souvent, en les surinterprétant, l'exégèse politologique.
La socio-histoire comme détour de production
Dans le concert international des études sur le vote, un pays comme la France se singularise moins par ce brillant prophète sans grand successeur qu'a été Siegfried que par l'inventivité et les apports des recherches socio-génétiques. À partir de « l'invention » et plus encore des « appropriations pratiques » des instruments du cérémonial électoral (l'urne, l'isoloir, le décompte des bulletins), ces dernières retrouvent les différentes voies par lesquelles, au xixe siècle, « les Français sont devenus électeurs ».
Manière de signifier que cela n'allait pas de soi, qu'il a fallu pour les entrepreneurs politiques naissants opérer un véritable travail de mobilisations et d'incitations sélectives pour intéresser des agents sociaux inégalement prédisposés à endosser le rôle abstrait du citoyen arbitre. C'est également une manière de suggérer ceci : ce que des transformations sociales et politiques complexes (parce que désordonnées) ont pu progressivement construire avec l'avènement du suffrage universel, d'autres transformations, contemporaines cette fois (l'éclatement des collectifs de travail et la précarisation des emplois, la moindre emprise de ces grandes agences de [...]
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Écrit par
- Patrick LEHINGUE : professeur émérite de science politique à l'université de Picardie
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