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CANETTI ELIAS (1905-1994)

Une double identité

Comme Paul Celan, Canetti a vécu le déchirement de l'écrivain juif de langue allemande : la langue coupée, cette menace qui traumatisa le petit garçon, désigne aussi l'oubli de la langue juive. Coupé de sa première langue maternelle, le judéo-espagnol, Canetti voulut apprendre à parler, à écrire et à vivre en allemand, la langue préférée de sa mère : « C'est à Lausanne, sous l'influence de ma mère, que je naquis à la langue allemande », écrit-il dans son autobiographie ; « Dans les douleurs qui précédèrent cette deuxième naissance, je conçus la passion qui devait m'unir à l'une et à l'autre, je veux dire à la langue et à ma mère. » Cette appropriation ne se réduit pas à une simple assimilation (Fischerle, la créature diabolique du roman Auto-da-fé, est un terrifiant exemple de juif assimilé qui s'exprime comme un antisémite) mais, comme chez Kafka, résulte de la fusion de l'identité linguistique allemande et de l'identité existentielle juive. Dans son essai sur Kafka, L'Autre Procès, inspiré par les lettres à Felice, Canetti définit la position qui résulte de la marginalité du Juif : le rejet du pouvoir sous toutes ses formes et l'identification aux faibles. Dans le même esprit, il définit le magistère de K. Kraus et de son Flambeau comme une « école de la résistance », mais il n'accepte pas son autorité. Pendant la Seconde Guerre mondiale, à Londres, Canetti note cette réflexion dans Le Territoire de l'homme : « La langue allemande restera la langue de mon esprit, et cela parce que je suis Juif. Je veux conserver en moi, en tant que Juif, ce qui reste d'un pays dévasté de toutes les manières possibles. » Il répond ainsi à l'objection de son cousin, B. Arditti, rencontré à Sofia en 1924, qui s'étonnait de le voir écrire en allemand : « Apprends l'hébreu. C'est notre langue. Crois-tu qu'il en existe une plus belle ? » Dans le troisième volume de son autobiographie, Elias Canetti consacre des pages émouvantes à l'érudit hébraïsant viennois, le Dr Sonne qui, sous le pseudonyme d'Abraham ben Yitzchak, fut un des premiers poètes en langue néo-hébraïque. Grâce à Sonne (« Soleil »), il apprend à aimer ses racines judéo-espagnoles et découvre un humanisme infiniment respectueux de l'altérité : « Il ne parlait jamais de lui-même. Il ne disait jamais rien à la première personne. Son respect du territoire de chaque être était invariable. »

Broch, dans son introduction déjà citée à une lecture publique d'Elias Canetti, en janvier 1933, soulignait que l'écriture de cet auteur est « subordonnée à un but éthique ». La résistance au pouvoir et le respect de l'autre sont les deux fondements de cette œuvre, une des plus marquantes du xxe siècle.

— Jacques LE RIDER

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Elias Canetti - crédits : Hulton Archive/ Getty Images

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