BENVENISTE ÉMILE (1902-1976)
Le linguistique et le social
Il est vrai que la stricte reconstruction des formes, telle qu'elle est pratiquée dans les Origines, a de plus en plus cédé le pas, chez Benveniste, à d'autres modes d'appréhension des études indo-européennes. Depuis longtemps déjà, il avait paru légitime de restituer, à partir des formes, les réalités objectives de la société et de l'histoire d'un peuple indo-européen. Malheureusement, l'entreprise, brillamment amorcée par Fustel de Coulanges dans sa Cité antique et continuée entre autres par Saussure, Meillet et Vendryès, avait souvent été viciée par l'intrusion d'une imagerie primitiviste, parfois fort suspecte. S'appuyant sur les travaux de Lévi-Strauss et de Dumézil, Benveniste considéra que les structures sociales et les systèmes de représentations étaient organisés suivant des règles analogues à celles qui régissent les structures linguistiques. Il était donc légitime d'étendre à la reconstruction des objectivités signifiées par les formes les méthodes qui permettent de reconstruire les formes elles-mêmes. Mais, en retour, cette reconstruction étendue doit procéder avec une rigueur égale. Furent ainsi soumises à une investigation systématique des dénominations institutionnelles : nom de parenté, nom de l'esclave... Benveniste y fit inlassablement valoir le point de vue de Fustel de Coulanges, distinguant l'entité institutionnelle, et plus généralement symbolique, de la détermination matérielle ou naturelle : ainsi, le père indo-européen n'est pas le géniteur et le nom reconstruit qui le désigne ne saurait être interprété comme le nom d'agent d'une fonction naturelle – engendrement, protection ou surveillance ; le nom de l'esclave, variant de langue à langue, n'est généralement pas susceptible de recevoir une étymologie claire : on peut en conclure que le nom n'est pas inhérent à l'indo-européen et désigne une institution d'origine étrangère. Par la multiplication de telles observations et de tels raisonnements, la figure d'une organisation se dessine, avec son système de parenté, son économie, ses institutions, ses mythes.
Cette enquête se poursuivit d'abord dans une série d'articles dispersés, que Benveniste rassembla ensuite et refondit en un ouvrage d'ensemble : Le Vocabulaire des institutions indo-européennes (1969). Dans cette nouvelle rédaction, où il se réfère plus explicitement à l'ethnologie de Lévi-Strauss, Benveniste laisse entrevoir que ses intentions dépassent la simple reconstruction, si suggestive soit-elle. Conscient que les modèles indo-européens ont joué un rôle crucial dans la constitution des représentations occidentales, il établit, chaque fois qu'il le peut sans manquer à ses exigences de rigueur et de précision philologique, une relation entre telle institution reconstruite et telle catégorie de pensée. Par exemple, ayant étudié à plusieurs reprises, et de divers points de vue, les formes indo-européennes du réfléchi, il démontre en dernière analyse que ces expressions, et avec elles la catégorie du Soi, qu'elles fondent, dérivent d'une organisation exogamique ; c'est ainsi la notion de personne, dont on sait l'importance dans l'histoire du droit et de la philosophie, qui reçoit une base matérielle déterminée. D'un point de vue plus général, le vocabulaire institutionnel apparaît ainsi occuper une place intermédiaire dans une chaîne de déterminations. D'une part, les catégories de pensée ne préexistent pas aux langues ; au contraire, ce sont les déterminations linguistiques qui commandent les catégories de pensée : ainsi Benveniste montrera-t-il que telle catégorie aristotélicienne, censément universelle, n'est que l'expression abstraite d'une particularité du verbe grec : le parfait d'état (« Catégories de pensée et catégories de langue », in [...]
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Écrit par
- Jean-Claude MILNER : ancien élève de l'École normale supérieure, professeur à l'université de Paris-VII (département de recherches linguistiques)
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