EMILIA PÉREZ (J. Audiard)
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Du film noir à la comédie musicale : la question des genres
Le projet est d’abord né, pendant le confinement lié à la pandémie de Covid-19, sous la forme d’un livret d’opéra et, au fil d’une gestation aventureuse, Emilia Pérez est devenu une comédie musicale, potentiellement scénique, et enfin un film. Cependant, l’idée de mélange était présente dès l’origine. Le basculement de l’opéra vers le musical, où le drame se mêle au chant et à la danse, a favorisé la coexistence des formes, devenue à la fois le fil conducteur narratif et l’esthétique qui l’illustre. La double identité de l’héroïne éponyme du film (« Manitas » del Monte qui devient Emilia Pérez, interprétés par Karla Sofia Gascón) prend une coloration sexuelle, voire féministe, que l’on pourrait trouver chez Pedro Almodóvar. Mélange des sexes, mélange des genres, mélange des formes.
La concordance du fond et de la forme témoigne d’un regard humaniste, non militant, qui constate les différences et les exalte ; une manière de lyrisme chez un cinéaste que l’on connaissait jusqu’alors dans une relative réserve que l’on a pu confondre avec de la froideur. La mise en avant de quatre personnages féminins (Rita, Emilia, Jessi et Epifanía), sous un regard que certains avaient pu croire misogyne (Sur mes lèvres, voire De rouille et d’os,2012), apporte au brio de la mise en scène une dynamique nouvelle. La gestuelle des interprètes, en particulier celles de Zoe Saldaña (Rita) et Selena Gomez (Jessi), appelle une stylisation chorégraphique – à l’image du numéro musical « La vaginoplastia » – et impose à la caméra comme au montage de danser à leur tour.
Le discours n’est certes pas gratuit, car cette féminisation du fond et de la forme vient, dans la dernière partie, se confronter à la violence sans grâce et sans retenue de l’élément masculin, comme si le Jacques Audiard de 2024 rencontrait celui d’Un prophète. Il en va de même des choix chromatiques : le clair-obscur du tournage en studio se pare de couleurs chaudes (bleu électrique, rouge vif, touches de vert émeraude). Là encore, on ne peut s’empêcher de rapprocher cette réussite de certains films de Pedro Almodóvar qui, eux aussi, parviennent à nous faire admettre les excès et l’impensable et, partant, la tolérance et la compassion. Succès public autant que critique, Emilia Pérez doit sans doute beaucoup à l’engagement et à l’énergie de ses quatre actrices (Zoe Saldaña, Karla Sofía Gascón, Selena Gomez, Adriana Paz), couronnées, en 2024, également à Cannes, par un prix d’interprétation collectif.
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Écrit par
- Christian VIVIANI
: historien du cinéma, professeur émérite, université de Caen-Normandie, membre du comité de rédaction de la revue
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