ÉMILIE DU CHÂTELET ET MARIE-ANNE LAVOISIER. SCIENCE ET GENRE AU XVIIIe SIÈCLE (K. Kawashima)
Une femme des Lumières
Le parcours de Madame Lavoisier est profondément différent. Kawashima la baptise « muse de la révolution chimique » à travers l’analyse qu’elle fait du tableau de David représentant les époux Lavoisier, l’un rédigeant le Traité élémentaire de chimie, dont l’autorité s’impose à tous, tandis que l’autre ne dissimule pas le carton d’illustrations qu’elle prépare pour ce futur ouvrage. Scientifique, Madame Lavoisier l’était, mais dessinatrice aussi, position essentielle mais seconde, dont on trouve d’autres exemples dans l’illustration naturaliste du xixe siècle. Collaboratrice de son mari au laboratoire, elle l’est aussi lorsqu’elle traduit de l’anglais l’essai sur le phlogistique de Kirwan, que Lavoisier va réfuter. Elle est à même de comprendre et de travailler à la « révolution chimique », mais rien ne prouve qu’elle ait cherché une reconnaissance scientifique à l’instar de Madame du Châtelet. Après l’exécution de son mari en 1794, elle reprend la rédaction de ses Mémoires de chimie, finalement publiés en 1805, ce qui implique un haut niveau de connaissance dans ce domaine. Le reste de sa vie, Madame Lavoisier se maintient dans le courant de la vie scientifique et industrielle et valorise sans cesse le nom qu’elle continuera de porter en dépit de son remariage. Mais elle n’aura plus d’activité personnelle en chimie. Marquée du signe des Lumières, il lui faudra subir le déclin de la position des « femmes savantes » qui survient dès le début du xixe siècle, sans pour autant trouver une autre place que sociale, encore que ce jugement doive être pondéré par la méchanceté des commentaires à son sujet.
Il est assez évident que ces deux femmes, bien que soutenues par des hommes remarquables comme Voltaire pour l’une et Lavoisier pour l’autre, n’ont en aucune manière échappé aux préjugés de genre dans un monde de scientifiques presque exclusivement masculin. Ces mêmes préjugés qui faisaient écrire à Joseph de Maistre en 1861 que « les femmes qui veulent faire les hommes ne sont que des singes ; or c’est vouloir faire l’homme que de vouloir être savante ». Conclure sur l’omniprésence du machisme ordinaire et sur la persistance des formes qu’il revêt, va de soi. Mais la lecture de cet essai suggère en même temps l’existence, dans le domaine scientifique et pas seulement en littérature et en philosophie, d’une période qui s’ouvre au xviie siècle et se clôt avec la Révolution française, pendant laquelle, certes avec d’immenses difficultés, une femme pouvait prétendre à la reconnaissance publique de ses aptitudes à la démarche scientifique. De ce point de vue, le xixe siècle apparaît ici encore comme une période de régression de la place des femmes.
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Écrit par
- Gabriel GACHELIN : chercheur en histoire des sciences, université Paris VII-Denis-Diderot, ancien chef de service à l'Institut Pasteur
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