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KUSTURICA EMIR (1954- )

La discordance des temps

Cette « carnavalisation » est une manière de donner forme à la question qui donne justement son titre à l'autobiographie de Kusturica : Où suis-je dans cette histoire ? Comment, en effet, penser la discordance des temps provoquée par l'entrée des sociétés traditionnelles dans l'ère « moderne », c'est-à-dire la rencontre de la circularité immémoriale et de la linéarité historique ?

L'espace unifié de la nation et du territoire comme le temps homogène dominé par le culte de la vitesse et du « progrès » représentent, pour Kusturica, les deux piliers de la conception occidentale du réel qui a tenté de refouler comme « irrationnel » le sentiment qui, de tout temps, a lié les hommes à un territoire et à une vie rythmée par les naissances et les morts, les amours et les haines. C'est ce monde cyclique que mettent en scène Le Temps des Gitans et Chat noir, chat blanc. Le masculin et le féminin s'y affrontent, certes, de même que le Bien et le Mal s'y opposent, mais en cohabitant comme le haut et le bas. Du conflit et de la mort renaît toujours une vie nouvelle.

À l'opposé de l'espace archaïque qui semble enclos dans un cercle magique infranchissable, l'espace « moderne », devenu un objet de conquête, n'est pensable que sous la forme de la ligne droite. Ce motif, qu'avait fait surgir l'exploration du rêve américain dans Arizona Dream, réapparaît dans La vie est un miracle où Kusturica revient sur la guerre civile qui a embrasé la Yougoslavie titiste de son enfance. Pour le cinéaste, l'affrontement n'est pas né du conflit entre de prétendues « identités culturelles » mais du choc des temporalités : la « vitesse » du monde moderne a heurté de plein fouet les rythmes immémoriaux d'une cohabitation millénaire, entraînant dans son sillage la violence de la guerre et des trafics en tout genre.

L'intervention du merveilleux dans l'épilogue de Underground et de La vie est un miracle est pour Kusturica un moyen de déjouer les apories de l'histoire : la sagesse est du côté de l'ânesse qui soudain s'immobilise, bloquant le passage du train dans La vie est un miracle. Car s'immobiliser, ce n'est pas sortir de l'histoire mais bien d'une représentation de l'histoire : celle d'une modernité qui a transformé les innovations meurtrières en destin pour l'humanité. Ce rêve d'une échappée au-dessus de la « ligne de front », le cinéaste ne cesse d'en offrir la réalisation à ses personnages, soudain emportés dans des mouvements de lévitation. La verticale de l'utopie serait ainsi sa réponse au conflit entre tradition et modernité.

— Sylvie ROLLET

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Écrit par

  • : professeur agrégé de lettres modernes, maître de conférences (études cinématographiques) à l'université de Paris-III-Sorbonne nouvelle

Classification

Média

Emir Kusturica - crédits : Coll. Tout le cinéma/ D.R.

Emir Kusturica