DANTE EMMA (1967- )

Le corps sauvage

Parmi les œuvres d’Emma Dante présentées en France, on compte Verso Medea (« Vers Médée »), créée en2012 et jouée en 2016 à Paris, d’après la Médée d’Euripide, qui condamne le pouvoir abusif des hommes sur les femmes. Mais le spectacle amuse aussi. Le geste terrible de Médée, l’infanticide qui la venge de la trahison de son époux, évoque notre société, alors que la guerre des sexes s’exacerbe dans la joie. Jouée en 2014 en Italie et l’année suivante en France, la pièce Le sorelleMacaluso(« Les Sœurs Macaluso ») – qu’elle adaptera au cinéma, en 2020 – montre des femmes qui s’en donnent à cœur joie devant le public, rangées à la façon de marionnettes articulées et décomplexées, mues par des relations d’amour et de haine, de mensonge et de vérité, dansant, hurlant, chantant, s’embrassant, avant de s’éloigner, de s’éviter. L’émotion naît du désir d’attirer l’attention sur les troubles familiaux : liens morbides, tergiversations autour du sort réservé aux plus faibles, résignation, sentiment de culpabilité… L’écriture d’Emma Dante donne de l’espace aux victimes plutôt qu’aux auteurs de ces exactions.

La Scortecata,écrite en 2017 et en tournée en 2023 dans les théâtres français, consiste en une adaptation du conte Les Deux Vieilles, dans lequel Giambattista Basile (1575-1632), l’écrivain qui a notamment inspiré Charles Perrault et les frères Grimm, se penche sur la question de la vieillesse. De manière très théâtralisée, deux hommes y jouent deux sœurs – inspiration de la tradition du théâtre du xviii^e siècle –, offrant l’image d’un âge décati qui réclame reconnaissance. Vulgarité mais aussi humour et distance sur le temps griffant corps et âmes. Voûté, asexué et poilu, le duo conte la vieillesse des pauvres quand les plus âgés prennent l’apparence de leur propre père.

Dans Misericordia, pièce créée en 2020 et jouée en France depuis 2021, Simone Zambelli campe Arturo, garçon autiste hypercinétique dans un contexte dégradé, virevoltant et riant, sans un vertige, « heureux comme si son centre était dans ce tourbillon ; cette danse n’avait pas d’autres sources que le bonheur, ou la vie », ainsi que l’explique la dramaturge. Les trois mères de ce vibrant portrait de femmes gagnent leur vie en monnayant leur corps et soignent l’enfant différent – travaux d’aiguille le jour et prostitution le soir. Le regard est tourné une fois de plus vers les plus petits et les nécessiteux. Pupo di zucchero, spectacle conçu en2021 et en tournée française en 2023, propose d’écouter les défunts autant que les vivants qui les fêtent lors de la Toussaint. À la fois âgés et juvéniles, basculant d’une époque à l’autre, sveltes et souples, puis repliés, et entamant une danse macabre avec leur cadavre, les comédiens d’Emma Dante sont entourés des sculptures des corps embaumés de l’artiste Cesare Inzerillo et rappellent les corps momifiés des catacombes des Capucins à Palerme.

Chez la dramaturge sicilienne, les acteurs constituent « les véritables architectes de performances scéniques », par la parole ou le silence, la gestuelle, la chorégraphie et la musique. Le centre de son théâtre est le corps, cœur battant de l’exercice réalisé par une petite communauté d’êtres étourdis et fragiles qui, dans un geste extrême, se livrent au spectateur en renonçant à soi.