CHABRIER EMMANUEL (1841-1894)
Comment définir Chabrier ? Quel trait choisir pour exprimer la juste physionomie de son art ? Qu'on cherche à le classer, et il se dérobe. Combien n'ont vu qu'une seule de ses expressions si variées, si mouvantes surtout et promptes à s'entrecroiser, à se superposer ? Rien d'étonnant dès lors à ce que divers clans ou écoles l'aient revendiqué, que des compositeurs dissemblables, voire opposés – un Milhaud, un Reynaldo Hahn – se soient retrouvés en lui.
Ce n'est pas que son œuvre soit abondante : le destin lui fut cruel et ne lui laissa que trop peu de temps pour la bâtir. Il disposa de vingt ans à peine pour composer ses pièces pour piano, quelques mélodies, chœurs et pièces d'orchestre, deux opérettes, un opéra-comique, deux opéras dont l'un, inachevé. Ce bagage léger tient pourtant une place considérable dans l'histoire de la musique. Car, si l'œuvre reflète les aspirations diverses et parfois contradictoires de leur auteur, elle connaît une unité profonde, elle est marquée du sceau particulier que le tempérament unique de Chabrier lui imprima. Cette œuvre, en effet, est moins le fruit d'une idée sur l'art qu'elle ne témoigne de la passion de son auteur à le vivre.
Chabrier, Wagner et les romantiques
Dès que Chabrier connaît Wagner, il en fait son dieu. À vingt et un ans, il recopie la partition entière de Tannhäuser. Il se rendra à Munich, à Bruxelles, à Bayreuth pour entendre et applaudir les œuvres du maître. À Paris, il sera l'un des piliers du « Petit Bayreuth » et ce n'est pas sans raison que Lamoureux, grand prêtre du wagnérisme en France, se l'attachera lorsqu'il créera, en 1881, les Nouveaux Concerts. Cependant, il aborde la composition par des opéras bouffes, tant la force comique est grande chez lui. Vers sa vingtième année, il écrit en collaboration avec son ami Verlaine deux opérettes restées inachevées, Fisch Ton Kan et Vaucochard et fils Ier. En 1877, on représente L'Étoile au théâtre des Bouffes-Parisiens et, deux ans plus tard, il donnera Une éducation manquée, opérette en un acte dont le livret est dû aussi à Leterrier et Van Loo. Chabrier ne cessera jamais d'être attiré par le genre comique. C'est ainsi que Le Roi malgré lui fut un opéra bouffe avant d'être transformé en opéra-comique, sur la demande de Carvalho. Et, jusqu'à la fin de sa vie, il rechercha de nouveaux livrets qui lui auraient encore permis de « raconter pompeusement des choses comiques », ainsi que le conseillait Baudelaire. Dans cet apparent divorce entre le grave et le gai, Chabrier se mouvait avec aisance. « Je n'aime plus qu'Offenbach et Wagner », dira-t-il à la fin de sa vie, indiquant bien par là ses tendances extrêmes.
Nous touchons ici à l'incompréhension dont eut à souffrir et dont souffre toujours son œuvre. Le malchanceux Chabrier est mis en accusation de plusieurs côtés à la fois. Ses contemporains jugeaient sa musique légère trop sérieuse, trop savante, en un mot trop wagnérienne, alors que, à notre époque, des auditeurs non moins étourdis trouvent frivole un compositeur qui s'est arrêté à des sujets si peu sérieux. Debussy, oreille attentive, assurait que Chabrier était « merveilleusement doué par la Muse comique », et que « la Marche Joyeuse, certaines mélodies sont des chefs-d'œuvre de haute fantaisie dus à la seule musique ». Ajoutons que la verve de l'homme, sa drôlerie, son langage coloré, épicé d'expressions argotiques et provinciales (il est né à Ambert, petite ville d'Auvergne), joints à une certaine caricature trop répandue de Detaille, ont fait écran à sa nature profonde. Comme il le confiait à Felix Mottl : « Malheureusement pour moi, j'appartiens, malgré ma joviale apparence, à la catégorie des gens qui ressentent très vivement. » Auprès des voix épurées, châtiées,[...]
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Écrit par
- Roger DELAGE : professeur au Conservatoire national de région de Strasbourg, chef d'orchestre du Collegium musicum de Strasbourg
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