CHABRIER EMMANUEL (1841-1894)
« Le passé restauré »
Bien que Chabrier ait quitté sa ville natale dès sa onzième année pour Clermont-Ferrand puis Paris où il se fixera – et dont l'influence sur son œuvre est indéniable –, l'Auvergne, où depuis des générations sa famille était enracinée, revivra intensément dans sa musique et la marquera d'une forte empreinte. Lui-même présente l'aspect caractéristique des gens de sa province et son caractère indépendant, son opiniâtreté et jusqu'à sa crainte de « manquer » rappellent ses origines. Nanine, sa nounou qui veillera toujours sur lui et ne le précédera que de trois ans dans la mort, lui avait chanté, dans sa petite enfance, le riche répertoire des vieilles chansons auvergnates. La bourrée était passée en lui ; les rythmes scandés de la terre d'Auvergne formaient en quelque sorte sa respiration musicale ; il affirmait : « Je rythme ma musique avec mes sabots d'Auvergnat. » Non seulement la Bourrée fantasque mais son œuvre entière en porte témoignage, sans compter un projet de partition lyrique et chorégraphique dans laquelle il aurait souhaité faire revivre les paysans de sa province. Rythmicien audacieux, exceptionnel, l'Espagne l'attira. Il y retrouvait une polyrythmie qui le confirmait dans sa voie, et l'on sait le succès foudroyant, le violent coup de soleil, que fut la création d'España en 1883, écrite au lendemain de son voyage outre-Pyrénées et qui le rendit célèbre. Mais ce n'est pas seulement par ses rythmes que l'Auvergne devait agir sur son œuvre ; cette terre ancienne, préservée, avait conservé dans son folklore les caractères indélébiles des vieux modes dont on redécouvrait à cette époque les vertus. Les amis de Chabrier, Bourgault-Ducoudray, puis Charles Bordes dont les auditions des polyphonistes de la Renaissance revivaient sous sa baguette à la tête des chanteurs de Saint-Gervais et que l'auteur du Roi malgré lui suivait attentivement, allaient remettre en honneur des manières qu'on avait oubliées. Il reste que Chabrier, par une pente toute naturelle, « pense » modal. Ainsi conjurait-il ingénument les effets du philtre tristanesque par le « charme profond, magique, dont nous grise, dans le présent, le passé restauré ». Tandis que Wagner et ses successeurs traquent la tonalité jusque dans ses ultimes ressources, Chabrier, par l'apport de gammes modales et défectives, la fait éclater, la régénère, lui ouvrant des perspectives nouvelles vers lesquelles s'orienteront, à sa suite, tous les musiciens français.
Car enfin, son influence, pour cachée qu'elle soit, n'en est pas moins considérable. Florent Schmitt voyait justement en Chabrier « le véritable inventeur de la musique française moderne ». Il y faut ajouter l'influence exercée sur des Espagnols tels Albéniz, Granados, de Falla, sur le Russe Stravinski, sur l'Allemand Richard Strauss... Mais la malchance qui l'a poursuivi toute sa vie n'a guère abandonné l'œuvre après la mort du compositeur, survenue à Paris. Le goût des catégories, la vigueur des idées reçues n'ont pas cessé de masquer son importance. Il n'y a pas moins rhétoriqueur que Chabrier, pas moins bavard. Qu'il aborde la fresque dans une grande œuvre lyrique comme Gwendoline ou qu'il fignole une courte pièce de piano comme l'Impromptu en ut majeur, c'est toujours cette même matière travaillée, précieuse, lumineuse, ce charme profond d'une harmonie libérée des vaines contraintes, cette émancipation des timbres orchestraux, pianistiques, voire vocaux, cette ardeur du discours familier et grandiose que soulève un rythme tellurique. Comme nul avant lui ne l'avait fait, et préfigurant ainsi l'esthétique debussyste, Chabrier enrichit son œuvre de résonances extra-musicales tirées des autres arts.
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Écrit par
- Roger DELAGE : professeur au Conservatoire national de région de Strasbourg, chef d'orchestre du Collegium musicum de Strasbourg
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