LÉVINAS EMMANUEL (1905-1995)
Autrui me regarde : l'épiphanie du visage
L'expérience du « déchirement profond d'un monde attaché à la fois aux philosophes et aux prophètes » (Totalité et Infini) est un aspect du thème central autour duquel gravite Totalité et Infini, qu'explicite le sous-titre : Essai sur l'extériorité. Lévinas cherche à étayer par des descriptions phénoménologiques originales sa thèse selon laquelle l'ontologie, aussi bien celle d'Aristote que celle de Heidegger, pour fondamentale qu'elle soit, ne saurait revendiquer le titre de « philosophie première ». Du contexte de Totalité et Infini font partie des articles importants : « L'ontologie est-elle fondamentale ? » (1951), « Le Moi et la totalité » (1954), « La Philosophie et l'idée de l'Infini » (1959). L'intervention, « Transcendance et hauteur » présente les intuitions directrices de l'ouvrage aux membres de la Société française de philosophie (1962).
Totalité et Infini est un plaidoyer pour une métaphysique renouvelée inséparable d'une phénoménologie. Sa thèse directrice est que « l'essentiel de l'éthique est dans son intention transcendante », qui déborde la distinction habituelle entre théorie et pratique. En reprenant des intuitions de Platon, Plotin, Kant et Bergson, Lévinas cherche à cerner un rapport à autrui qui précède l'effort de comprendre autrui seulement comme un alter ego. Sa découverte essentielle est que la compréhension d'autrui est inséparable de son invocation, l'injonction éthique, qui a sa source première dans le fait qu'autrui me regarde.
En plaçant son interrogation sous l'égide de l'opposition du Même et de l'Autre, Lévinas décrit le désir métaphysique qui décide de l'humanité de l'homme. Il apporte ainsi une réponse à la question qui ne cesse de hanter tous ses écrits : « Que signifie l'intelligibilité de l'intelligible, la signification du sens, que signifie la raison ? » Dans une image suggestive, qu'il utilisera plus tard, il assimile l'ontologie au discours désabusé du Qohelet biblique, où « tout s'absorbe, s'enlise et s'emmure en lui-même ». Face à cet ennui généralisé, l'urgence première est de « faire mémoire d'autrui que, dans tout cet ennui, on ne peut laisser tomber ... C'est parce que la responsabilité pour Autrui est transcendance qu'il peut y avoir du nouveau sous le soleil. »
La première section de Totalité et Infini est formée d'une suite de méditations métaphysiques, gravitant autour de trois thèmes fondamentaux : le désir métaphysique et l'idée de transcendance, l'expérience irrécusable de la séparation et la possibilité du discours, le rapport entre vérité et justice. Aux antipodes du spinozisme, Lévinas revient à l'intuition centrale de Platon, qui place le Bien au-dessus de l'être et de l'essence (République, 509b). En faisant sienne cette intuition, et en l'étayant par des descriptions phénoménologiques, Lévinas devient un métaphysicien – peut-être le plus grand des métaphysiciens issus de la tradition phénoménologique.
« Autrui me regarde » : cet énoncé forme le cœur secret du livre, développé dans la longue analyse intitulée « Le Visage et l'extériorité ». Ce qui se montre dans l'épiphanie du visage, « signification sans contexte », ce n'est rien d'autre que le concept de transcendance, c'est-à-dire l'idée d'Infini, telle que Descartes l'a exposée dans la troisième Méditation métaphysique. L'extériorité fonde ici une défense paradoxale de la subjectivité, ancrée directement dans la responsabilité « infinie » pour autrui. Tout au long de l'ouvrage, on voit se déployer l'idée nouvelle de « la subjectivité comme accueillant[...]
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Écrit par
- Jean GREISCH : docteur en philosophie, professeur émérite de la faculté de philosophie de l'Institut catholique de Paris, titulaire de la chaire "Romano Guardini" à l'université Humboldt de Berlin (2009-2012)
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