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LÉVINAS EMMANUEL (1905-1995)

L'écharde dans la chair de la raison : une responsabilité infinie

Deux titres emblématiques annoncent la transition à une troisième période de la pensée, qui culminera avec la publication d'un second chef-d'œuvre : Autrement qu'être et au-delà de l'essence (1974). Difficile Liberté (1963) regroupe des essais sur le judaïsme. La liberté qui n'est plus pensée sous le signe de l'autonomie, mais sous le signe de la responsabilité, ne peut être que difficile, dans la mesure où elle assigne irrévocablement le sujet à autrui. L'hétéronomie, contre laquelle les Lumières se sont déchaînées, au nom de l'exigence d'une raison adulte et émancipée, doit être repensée à travers la notion biblique d'élection, qui revêt pour Lévinas un sens foncièrement moral. Loin de désigner un privilège exorbitant, elle signifie la mise à part du responsable, sa responsabilité infinie qui n'a pas sa mesure dans la bonne volonté ou la disponibilité de ce dernier. Paradoxalement, cette hétéronomie n'est pas synonyme d'aliénation. C'est elle, au contraire, qui fonde la véritable dignité du sujet.

Humanisme de l'autre homme, paru en 1973, au moment même où Lévinas devient professeur à la Sorbonne, est la réponse du philosophe à la génération des soixante-huitards qu'il avait continué à instruire en pleine révolte estudiantine sur le campus de Nanterre. Au moment même où l'antihumanisme, allié aux différentes versions du structuralisme, ou à la Lettre sur l'humanisme de Heidegger, occupe le devant de la scène, Lévinas montre de quel côté il fallait trouver une issue : l'avènement d'un nouvel humanisme, non plus centré sur les valeurs de l'individu libéral, ni fasciné par le surhomme nietzschéen, mais faisant l'expérience de la responsabilité. Au lieu d'aspirer à être le « berger de l'être », comme le veut Heidegger, l'homme doit accepter humblement d'être le « gardien de [son] frère » (Genèse, IV, 10), ce qui implique qu'il puisse être « pris en otage » par autrui.

« Otages de l'autre » : rien n'exprime mieux que cette image la radicalité des thèses que Lévinas défend dans Autrement qu'être et au-delà de l'essence. Elle évoque une passivité plus passive que toute réceptivité, dont les descriptions phénoménologiques contenues dans le livre cernent les diverses modalités de l'exposition à l'autre : maternité, proximité, vulnérabilité, contact, pouvant aller jusqu'à l'extrême de la substitution. Si je dois me considérer comme l'« otage » d'autrui, « plus intime à moi que moi-même », tout le statut de la subjectivité doit être repensé, et, à sa suite, le statut du langage et de la raison. Ces descriptions vont de pair avec une nouvelle compréhension du langage, qui a sa source dans le dire pur de la sincérité, alliant immédiateté et obligation. C'est une signifiance antérieure à toute signification que Lévinas cherche à penser, tournant le dos aussi bien à la conception heideggérienne du langage, qui en fait la voix même de l'être, qu'à la conception structuraliste, qui le réduit à un système clos de signes.

La signifiance du dire n'est pas une certitude immédiate, conquise une fois pour toutes. Le « scandale de la sincérité » reste toujours encore à dire, ce qui ne peut se faire que dans le registre du « dédire » : « Avant de se mettre au service de la vie comme échange d'informations, à travers un système linguistique, le Dire est témoignage, Dire sans dit, signe donné à Autrui. » À ce sujet, Lévinas parle d'une « complicité pour rien ».

C'est cette complicité qui exprime la singularité d'une conception de l'éthique qui, tout en accordant énormément à l'idée de Loi (au[...]

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Écrit par

  • : docteur en philosophie, professeur émérite de la faculté de philosophie de l'Institut catholique de Paris, titulaire de la chaire "Romano Guardini" à l'université Humboldt de Berlin (2009-2012)

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