TERRAY EMMANUEL (1935-2024)
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Le philosophe et anthropologue français Emmanuel Terray a construit une œuvre centrale pour l’anthropologie politique à partir d’une étude historique des sociétés africaines et d’une réflexion engagée sur les sociétés européennes.
Une anthropologie de l’État
Né le 31 janvier 1935 à Toulouse (Haute-Garonne) dans une famille aristocratique, Emmanuel Terray fait des études de philosophie entre 1957 et 1961 à l'École normale supérieure, à Paris, où il découvre à la fois le marxisme (à travers l’enseignement de Louis Althusser) et l’anthropologie (à travers les travaux de Claude Lévi-Strauss et de Georges Balandier).
Nommé en 1964 par le ministère de la Coopération assistant à l'Institut d'ethnologie de l'université d'Abidjan puis doyen de l'université d’Abidjan, il soutient une thèse sous la direction de Paul Mercier sur l'organisation sociale des Dida de Côte d'Ivoire, une société de chasseurs qui a résisté à la colonisation. Après que le pouvoir ivoirien lui a reproché sa sympathie affichée pour le mouvement de Mai-68, Emmanuel Terray est contraint de revenir à Paris, où il enseigne à l’université de Vincennes, milite dans la section maoïste du Parti socialiste unifié, soutient les mouvements paysans du Larzac ainsi que les syndicats ouvriers, de Lip et de Solidarnosc, tout en travaillant comme défenseur prud’homal pour la CFDT – engagements qu’il décrit dans Lettres à la fugitive (1988). Il présente en 1984 son doctorat d'État sous la direction de Georges Balandier avec un ouvrage consacré au royaume abron situé à l’est de l’actuelle Côte d'Ivoire, un État précolonial dont il analyse le rôle dans l’économie de l’esclavage. Il est élu directeur d'étude à l’École des hautes études en sciences sociales, où il dirige le Centre d’études africaines de 1984 à 1991.
À la suite de Claude Meillassoux, Emmanuel Terray a confronté le marxisme à l’étude des sociétés où la parenté lignagère est le mode de régulation principal, et étudié la formation de l’État à partir de ce que Karl Marx appelait le « mode de production esclavagiste ». Dans son livreUne histoire du royaume abron du Gyaman, des origines à la conquête coloniale, publié en 1995, l’anthropologue montre comment la genèse de cette entité politique au xviie siècle, à l’intérieur de ce qui est alors appelé la « Côte de l’Or » (qui borde le Ghana actuel), résulte de la rencontre contingente de deux processus indépendants : d’une part, la migration d’aventuriers qui échappent à l’emprise de leur communauté d’origine ; d’autre part, l’extension du commerce à longue distance entraîné par l’expansion mandé à partir du xiiie siècle. Les marchands dyula qui acquièrent des produits (esclaves, kola, or), dont l’empire du Mali a besoin pour alimenter sa consommation intérieure, introduisent dans certaines branches de l’activité économique des rapports de production esclavagistes. Des unités politiques de type étatique se constituent lorsqu’une minorité de guerriers, assistée par des commerçants et des marabouts dyula, assoit son autorité sur une majorité de paysans dont l’origine, la langue, les coutumes sont très différentes des siennes.
Dans le royaume abron, les esclaves étaient capturés par voie militaire ou achetés sur le marché, et maintenus dans ce statut pendant deux générations. Ils étaient ensuite intégrés dans la société lignagère et accédaient à un statut libre, tout en restant dans la dépendance de la famille ou du chef qui avait acquis leurs ancêtres. Le royaume abron reposait ainsi sur un système de clientèle où les clients n’étaient pas solidaires de l’ensemble du royaume, mais de l’une de ses grandes familles ou de ses grandes chefferies, d’où la propension de ce royaume à la guerre civile vers la fin de son existence. Terray[...]
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Écrit par
- Frédéric KECK : directeur de recherche CNRS, membre du Laboratoire d'anthropologie sociale
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