TERRAY EMMANUEL (1935-2024)
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Une anthropologie citoyenne
Entre 1991 et 1994, Emmanuel Terray crée et co-dirige le Centre Marc-Bloch à Berlin, lieu essentiel de croisement entre les chercheurs français et allemands en sciences humaines depuis la réunification de l’Allemagne. C’est pour lui l’occasion de méditer sur les ruines du marxisme et de travailler sur les sources de la philosophie allemande. Il publie trois livres issus de cette expérience : Une passion allemande (1994), Ombres berlinoises (1996) et Clausewitz (1999). La « passion allemande », c’est la recherche de l’Absolu, de ce qui excède les limites de l’ordre établi et s’y manifeste comme une puissance de contradiction. Terray décrit une « géographie métaphysique » des penseurs allemands qui ont approché de l’Absolu. Luther le découvre dans la conscience individuelle comme une puissance opposée aux formes établies du langage et du droit. Par la critique philosophique, Kant instaure une barrière entre la conscience individuelle et l’Absolu qui le rend à la fois pensable et inaccessible. Schiller, quant à lui, introduit l’Absolu dans l’histoire par la fonction pédagogique de l’art, mais se heurte ainsi aux difficultés de ce que Hegel appelle la « belle âme », c’est-à-dire la subjectivité qui renonce à agir et préfère la contemplation d’elle-même. Friedrich Hölderlin tente de retrouver l’Absolu par l’écriture poétique mais sa quête d’une mythologie originaire le conduit à la folie. Heinrich von Kleist, enfin, adhère aux idéaux de la critique kantienne, mais la vie lui semble impossible, et il décrit l’ordre social comme un « théâtre de marionnettes » où les valeurs sont incessamment renversées.
En 1996, Emmanuel Terray répond à l’appel de soutien des sans-papiers réfugiés dans l’église Saint-Bernard (Paris), où il monte la garde et entame une grève de la faim. Cet engagement lui permet d’analyser la place des sans-papiers dans le capitalisme globalisé. Constatant que leur nombre est le même depuis trente ans (400 000) et toujours dans les mêmes secteurs d’activité (BTP, hôtellerie-restauration, service à la personne, nettoyage, sécurité…), il en déduit que les sans-papiers répondent à une demande de travail dans les secteurs non délocalisables et constituent une « délocalisation sur place ».
Cet engagement à gauche, analysé dans Combat avec Méduse (2011), amène Emmanuel Terray à lire les penseurs de droite (de Joseph de Maistre à Chantal Delsol en passant par Charles Maurras) pour « connaître son ennemi » et repérer ses contradictions (Penser à droite, 2012). Selon lui, le réalisme conduit la pensée de droite à considérer l’individu comme la seule chose existante, mais son goût pour l’ordre la fait s’incliner devant l’État. De là vient le fait que la droite moderne ait accepté avec réticence la théorie du contrat social selon laquelle les individus renoncent à leurs droits pour les transférer à l’État. Et, lorsque la libéralisation la contraint à renoncer à encadrer l’économie, elle demande à l’État de renforcer sa surveillance sur les individus, en particulier sur les travailleurs migrants, entité qu’elle a toujours regardée avec méfiance alors même qu’elle sait que l’économie en a besoin.
Parmi les penseurs dont Terray fait une lecture éclairante, ceux qui ont sa faveur (Clausewitz, le cardinal de Retz ou Machiavel) analysent les conflits sociaux comme des champs de force dans lesquels ils s’engagent pour en dégager les invariants – ce que Louis Althusser appelait la structure dans la conjoncture. Des anthropologues de sa génération, Emmanuel Terray est celui qui est allé le plus loin dans la démonstration de la compatibilité entre l’approche structurale et l’approche historique des sociétés humaines, à la fois dans son travail scientifique et dans son engagement politique.
Emmanuel Terray est mort le 24 mars 2024 à Chatou (Yvelines).
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Écrit par
- Frédéric KECK : directeur de recherche CNRS, membre du Laboratoire d'anthropologie sociale
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