ÉMOTION (notions de base)
Si « émotion » et « passion » sont souvent confondues, c’est qu’outre leur proximité sémantique ces termes présentent une analogie sur le plan de l’étymologie. « Émotion » vient du latinmovere qui signifie « ébranler », « mettre en mouvement », tandis que « passion » vient du grec παθειν (pathein) signifiant « subir ». Si l’on se fie à l’étymologie, le passionné subirait une force incontrôlable, il n’agirait pas, mais « serait agi » par quelque chose qui le dépasse. De même, bien qu’à un moindre degré, l’individu ému serait un être passif perdant la maîtrise de ses actes.
On peut de ce fait comprendre pourquoi passion et émotion ont suscité aussi longtemps la méfiance des philosophes. Le passionné apparaît comme une marionnette dont une puissance inconnue tire les ficelles. Quant à l’individu en proie à une émotion, il serait « mû » par une force dont il ignore l’origine, comme une boule est mise en mouvement sur une table de billard à la suite d’un choc avec une autre boule (métaphore omniprésente chez tous les penseurs des xviieet xviiie siècles).
Mais est-il légitime de rapprocher ainsi « passion » et « émotion » ? L’émotion ne relève-t-elle pas d’un autre registre interprétatif que la passion ?
Puissance de la raison, passivité de l’émotion
Les penseurs de l’Antiquité grecque ont presque tous été sévères à l’égard de la passion et des émotions. Alors qu’on a souvent considéré comme antithétiques les morales stoïcienne et épicurienne, réduisant la première à une éthique austère prêchant une extrême sobriété, et limitant la seconde à une doctrine qui valoriserait le plaisir, elles sont en réalité tout à fait proches sur de nombreux plans, et tout particulièrement sur celui des émotions. L’une comme l’autre se donnent pour objectif d’éradiquer en l’homme toutes les émotions négatives qui représentent autant d’obstacles sur le chemin de la sérénité que le sage se doit de viser.
Deux notions jouent ainsi un rôle majeur dans les deux doctrines : celles d’ataraxiaet d’apatheia. Par des voies différentes, stoïcisme et épicurisme aspirent à la paix de l’âme, à l’ataraxie (du grec ataraxia), et à l’absence de troubles dont le mot français « apathie » ne rend guère compte, car il véhicule des connotations plutôt négatives tandis que le substantif grec apatheia est absolument positif. Pour les épicuriens, l’émotion qu’il convient d’éliminer prioritairement est la peur : peur de l’au-delà, peur des dieux, peur de la nature, etc. Victimes de notre imagination, nous« empoisonnons » nos existences en redoutant toutes sortes de périls qui sont de pures fictions. Quant au stoïcisme, loin d’être une doctrine fataliste qui nous demanderait de tout accepter, il nous propose de multiples techniques qu’on a parfois rapprochées des pratiques bouddhistes. Elles sont destinées à nous rendre capables de subir le moins possible les événements qui nous affectent.
Il s’agit de centrer notre volonté là où nous avons la capacité d’être efficaces : nos représentations. En apprenant à distinguer « ce qui dépend de nous » de « ce qui ne dépend pas de nous », le stoïcien latin Épictète (50 env.-env. 135) nous ouvre dans son Manuel la voie de l’ataraxie : si tu deviens capable de bien distinguer ce qui est en ton pouvoir (tes idées, tes représentations, tout ce qu’on appellerait aujourd’hui notre « mental ») de ce sur quoi tu n’as pas la moindre prise (les maladies, la richesse, la réputation, etc.), tu parviendras à la plus grande sérénité, promet Épictète, puisque « tu n’adresseras à personne accusation ni reproche, tu ne feras absolument rien contre ton gré, personne ne te nuira ; tu n’auras pas d’ennemi ; car tu ne souffriras aucun dommage ».
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Écrit par
- Philippe GRANAROLO : professeur agrégé de l'Université, docteur d'État ès lettres, professeur en classes préparatoires
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