ÉMOTION (notions de base)
La raison peut-elle triompher des émotions ?
Les philosophes modernes emprunteront aux penseurs grecs l’idée d’un combat de la raison contre les émotions. Pour Baruch Spinoza (1632-1677), l’individu est malheureux lorsqu’il tombe sous l’emprise de ses émotions. Dépourvu de connaissances, l'homme se croit naïvement à l’origine de ses actes parce qu’il « ignore les causes qui le déterminent ». Nous retrouvons ici l’image de la boule de billard qui, si on la dotait d’une conscience, s’imaginerait qu’elle a le choix de ses trajectoires. Seule la connaissance est libératrice pour Spinoza, et ce n’est qu’en identifiant la chaîne causale émotionnelle qui déclenche nos actes que nous pourrons recouvrer la maîtrise de notre existence. « Une affection qui est une passion est une idée confuse », écrit Spinoza dans son opus majeur l'Éthique (1677). « Si donc nous formons de cette affection une idée claire et distincte [...] l’affection cessera d’être une passion ».
René Descartes (1596-1650), bien qu’il ait rédigé ses ouvrages avant que Spinoza ait publié les siens, semble avoir une conception des émotions moins métaphysique et plus en harmonie avec les sciences contemporaines. Il considère comme exagérément ambitieux le projet stoïcien de nous libérer de toutes nos passions. Plutôt que de nous inciter à un travail intérieur, Descartes choisit, en particulier dans son dernier livre publié peu avant sa mort, Les Passions de l’âme (1649), une approche matérialiste. Les émotions sont d’abord des mouvements du corps, un corps qui n’est rien d’autre que la machine complexe dont la nature nous a dotés. Elles sont le fruit d’un conditionnement efficace : en associant au plaisir les choses utiles, et à la douleur les choses nuisibles pour notre corps, le conditionnement émotionnel constitue un outil irremplaçable au service de notre maintien dans l’existence.
Mais nous pouvons avoir vécu dans notre parcours des accidents qui ont déclenché de mauvais conditionnements. Dans une lettre du 18 mars 1630, Descartes fait l’hypothèse suivante : si l’on a fouetté un chien au son du violon, une association s’établira dans son cerveau entre cette sonorité et la douleur des coups. Dès lors, le son du violon suffira à déclencher plus tard une douleur chez l’animal. Si certains mouvements du corps ont été malencontreusement associés à certaines représentations désagréables, « ils peuvent toutefois par habitude en être séparés et joints à d’autres fort différents » (Les Passions de l’âme). De nos jours, les psychologues ont recours à ce qu’on dénomme des « thérapies comportementales » : plutôt que de se livrer à une longue enquête sur la question de savoir ce qui a déclenché chez un humain une claustrophobie, on va reconditionner le patient en lui faisant vivre des expériences associant des impressions très agréables (musique, pâtisserie délicieuse, etc.) à un espace clos. Ces thérapies apparemment efficaces ont l’avantage d’être brèves.
Par deux voies différentes, Descartes et Spinoza ont contribué à « innocenter » passions et émotions, qui avant eux étaient perçues soit comme un dérèglement de l’âme, soit comme le fruit du péché et de la chute originelle. S’inspirant de la distinction opérée par Platon entre corps et âme, saint Augustin (354-430) insista sur le lien entre les passions les plus négatives et la faute originelle, fruit de l’orgueil qui a poussé Adam et Ève à contester leur statut de créatures innocentes pour conquérir le savoir divin. Ce nouveau regard est particulièrement évident chez Descartes : « En examinant les passions, je les ai trouvées presque toutes bonnes, et tellement utiles à cette vie que notre âme n’aurait sujet de vouloir demeurer jointe à son corps un seul moment si elle ne pouvait les ressentir » (Lettre[...]
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Écrit par
- Philippe GRANAROLO : professeur agrégé de l'Université, docteur d'État ès lettres, professeur en classes préparatoires
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