ÉMOTION (notions de base)
Seule l’émotion peut nous mettre en mouvement
Mais avant que se manifeste cette « neutralisation » ouvrant la voie à des études objectives, un renversement va se produire à la fin du xviie siècle et au début du xixe siècle au sein des courants préromantique et romantique. Un philosophe va jouer sur ce plan un rôle majeur : il s’agit de Jean-Jacques Rousseau (1712-1778). Dès son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1755), Rousseau affirme de façon très convaincante que la raison seule serait incapable de nous faire agir. « Nous ne cherchons à connaître que parce que nous désirons de jouir ; et il n’est pas possible de concevoir pourquoi celui qui n’aurait ni désirs ni craintes se donnerait la peine de raisonner », pouvons-nous lire dans le second Discours.
Dès notre enfance, ce sont nos sensations agréables ou désagréables qui nous guident. Cette conviction, défendue dans le Discours par le philosophe, apparaîtra plus nettement encore dans ses derniers écrits, en particulier dans Émile ou de l’Éducation (1762) : « Nous naissons sensibles [...] Sitôt que nous avons pour ainsi dire la conscience de nos sensations, nous sommes disposés à rechercher ou à fuir les objets qui les produisent. »Nous bénéficions ainsi d’une sorte de boussole naturelle parfaite que la société et l’éducation viennent malheureusement altérer. Alors que la sensibilité était perçue avant Rousseau comme une faculté inséparable de notre faiblesse, l’auteur de l’Émile lui reconnaît une dimension créatrice qu’Emmanuel Kant (1724-1804) acceptera à son tour en la limitant toutefois au domaine esthétique.
Ces thèses n’annoncent pas à proprement parler le romantisme. Le philosophe Éric Weil faisait remarquer à ses étudiants que si l’on demande à un mathématicien pourquoi il est devenu mathématicien, il ne répondra pas par un système d’équations mais évoquera le goût qu’il avait dès son plus jeune âge pour les mathématiques et le plaisir qu’il avait à pratiquer cette discipline. Autant de réponses liées aux émotions et non à la raison.
Lecteur et admirateur de Rousseau, G. W. F. Hegel (1770-1831) s’inscrira quant à lui, aussi évident que soit son rationalisme, dans le courant romantique. Il appliquera non plus aux individus isolés mais aux personnages historiques à l’origine des grands événements l’idée rousseauiste selon laquelle seules les émotions sont capables de nous faire agir. Le « grand homme », celui qui fait avancer l’histoire en entraînant avec lui tout un peuple sur des chemins nouveaux – l’exemple préféré de Hegel étant Napoléon, qu’il aurait vu passer à cheval sous son balcon à Iéna en 1806 – est un passionné, un individu obsédé par un projet qui occupe entièrement son esprit et sa volonté. Il n’est jamais un froid calculateur soumettant ses ambitions au filtre de sa raison. « Rien ne s’est fait sans être soutenu par l’intérêt de ceux qui y ont collaboré [...] L’individualité tout entière [...] se projette en un objet avec toutes les fibres intérieures de son vouloir, concentre dans cette fin tous ses besoins et toutes ses forces [...] Rien de grand ne s’est accompli dans le monde sans passion » (Leçons sur la philosophie de l’histoire). Il appartient ensuite au philosophe de l’histoire de montrer comment, mus par leurs passions, les grands hommes sont manipulés par une « ruse de la Raison » : l’« Esprit du monde » (Weltgeist) oriente leur action en direction de l’accomplissement de l’humanité.
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Écrit par
- Philippe GRANAROLO : professeur agrégé de l'Université, docteur d'État ès lettres, professeur en classes préparatoires
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