EMPATHIE
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Le concept d’empathie (Einfühlung, « ressenti de l’intérieur ») provient de la philosophieesthétique allemande de la seconde moitié du xixe siècle. Il désigne le mode de relation d’un sujet avec une œuvre d’art permettant d’accéder à son sens, une forme de projection entre soi et l’autre. Aujourd’hui, le terme « empathie » est utilisé très différemment dans le langage courant pour désigner des phénomènes relativement dissemblables qui renvoient à des définitions multiples. Il est parfois difficile de déterminer à quel processus ou état mental il se rapporte et de préciser le rôle de l’empathie dans les relations interpersonnelles. Différencier ces conceptualisations est donc nécessaire, car elles sont liées à des processus psychologiques distincts, dont les mécanismes cognitifs et neuronaux sous-jacents varient. Cet article présente une perspective nouvelle basée sur les avancées en biologie comportementale, psychologie scientifique et neurosciences qui permettent de mieux délimiter le concept d’empathie.
Les composants de l’empathie
De nombreux travaux théoriques et empiriques en biologie de l’évolution, psychologie et neurosciences sociales chez l’animal et l’homme convergent pour considérer que l’empathie reflète une capacité innée de percevoir et d’être sensible aux états émotionnels des autres, souvent couplée avec une motivation pour se préoccuper de leur bien-être. La plupart des théoriciens décomposent l’empathie en un concept multidimensionnel comprenant des facettes émotionnelle, cognitive et motivationnelle, sélectionnées par l’évolution dans le but de faciliter les relations interpersonnelles au sein des groupes sociaux, dans lesquels les relations sociales affiliatives entre des individus et leurs parents, descendants et congénères sont indispensables à leur survie. Ces trois composants interagissent, mais ils sont relativement dissociables en termes de mécanismes neurobiologiques :
– L’empathie émotionnelle reflète la capacité de partager l’état affectif d’autrui en termes de valence et d’intensité. Ce composant primaire de l’empathie (parfois appelé contagion émotionnelle) joue un rôle fondamental dans la communication non verbale, notamment dans les situations de détresse, souffrance ou tristesse. Il repose sur des réseaux neuronaux sous-corticaux (tronc cérébral, striatum) et corticaux (insula et cortex cingulaire). Ce composant affectif est indépendant de la théorie de l’esprit (encore appelée mentalisation) qui permet de comprendre ses propres états mentaux (désirs, croyances, intentions) et ceux des autres. Le partage émotionnel est souvent considéré comme une forme rudimentaire d’empathie sur le plan évolutif. Il apparaît très tôt au cours du développement de l’enfant, et est observé dans de nombreuses espèces comme les oiseaux ou les rongeurs. Il est important de souligner que le partage affectif ne conduit ni nécessairement ni automatiquement au souci de l’autre. En effet, il peut déclencher une réaction de détresse alors associée à un comportement de retrait plutôt que d’aide envers autrui.
– L’empathie cognitive permet de se mettre consciemment dans l’esprit de l’autre pour tenter de comprendre ce qu’il pense ou ressent. Cette capacité de prise de perspective est une compétence liée au raisonnement social et partage en grande partie des mécanismes identiques à ceux (en particulier les fonctions exécutives du cortex préfrontal) impliqués dans la théorie de l’esprit. De nombreuses études empiriques montrent que la prise de perspective peut non seulement aider à comprendre l’état subjectif d’autrui, mais aussi élargir le souci de l’autre à des personnes non familières. L’empathie cognitive peut être stimulée ou renforcée par divers moyens comme la lecture de fictions, les pièces de théâtre ou les films. Adopter implicitement ou explicitement (comme dans la lecture d’un roman) le point de vue d’une autre personne peut aussi faciliter le recouvrement partiel des représentations cognitives et des activations neuronales sous-tendant ses représentations entre soi et l’autre.
– Le composant motivationnel correspond au souci de l’autre et reflète la motivation à se préoccuper du bien-être d’autrui. Ce composant de l’empathie est aussi très ancien sur le plan évolutif. Il apparaît dans le contexte des soins parentaux dans de très nombreuses espèces animales. En particulier, les mammifères dépendent d’autres congénères pour leur survie et leur reproduction. Les soins parentaux constituent donc une nécessité biologique pour la survie et le développement. Le niveau des soins varie selon les espèces, mais les mécanismes moléculaires et les circuits neuronaux sous-jacents pour répondre aux nourrissons (en particulier aux signaux de vulnérabilité et de détresse) sont universellement présents et hautement conservés à travers les espèces animales et chez l’homme. Il s’agit notamment des mécanismes neuroendocriniens (ocytocine, vasopressine, prolactine) et des circuits neuronaux reliant le tronc cérébral, l’amygdale, l’hypothalamus, les ganglions de la base et le cortex orbitofrontal, qui régulent les comportements d’approche et d’évitement ainsi que la motivation à prendre soin de sa progéniture.
Chez l’homme, ces trois composants de l’empathie interagissent, mais sont relativement indépendants. On peut ainsi se soucier de l’autre sans partager son état affectif. Par exemple, un médecin n’éprouve évidemment pas l’état subjectif d’un patient dans le coma. On peut adopter le point de vue d’autrui afin de le manipuler ou le dominer et non pour l’aider. Enfin, partager la détresse d’autrui peut conduire à des réactions de retrait, motivées par le désir de minimiser son propre sentiment d’inconfort plutôt que de réduire la souffrance de l’autre. Les composants affectif et motivationnel de l’empathie ne sont pas le propre de l’homme. L’empathie cognitive est quant à elle spécifique à l’espèce humaine car elle est en étroite relation avec la théorie de l’esprit et nécessite les fonctions exécutives du cortex préfrontal.
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Écrit par
- Jean DECETY : professeur de psychiatrie et de psychologie à l'université de Chicago, Illinois (États-Unis)
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