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EMPÉDOCLE (env. 490-env. 430 av. J.-C.)

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Le papyrus de Strasbourg

Un bandeau de papyrus pliés, servant de support aux feuilles de bronze d'une couronne funéraire, avait été déposé dans une tombe, au iie ou iiie siècle après J.-C., vraisemblablement à Achmîm, l'antique Panopolis, en Haute-Égypte, l'endroit même où le papyrus fut acheté. On ne sait s'il faisait partie de la bibliothèque du mort, s'il était destiné à accompagner celui-ci dans son voyage d'outre-tombe, ou s'il s'agissait simplement d'un réemploi matériel. Acquis en 1904 par l'archéologue Otto Rubensohn au nom du « cartel des papyrus » de l'Académie de Berlin, les morceaux de ce papyrus ont été conservés alors à la bibliothèque de l'Université impériale de Strasbourg et sont restés là, près d'un siècle, sans être déchiffrés ni édités. Un papyrologue de Bruxelles, Alain Martin, en a pris connaissance en 1990. Il a vu qu'il s'agissait d'un texte de facture littéraire, et très vite aussi, à la lecture des mots, qu'il était d'Empédocle.

Le matériau de la couronne a été découpé dans un rouleau, ou volumen, de belle facture, contenant l'édition d'une œuvre d'Empédocle, en deux parties ou « livres ». A. Martin et O. Primavesi, les éditeurs du papyrus, reconstituent le rouleau, en partant de l'hypothèse de deux fois env. 600 vers, répartis sur 40 colonnes de 30 vers. L'édition date de la fin du Ier siècle après J.-C. ; elle apparaît en un lieu éloigné des grands centres, ce qui peut surprendre, et fournit un témoignage culturel important. C'est l'unique exemple jusqu'ici d'une édition d'un philosophe présocratique sur papyrus. L'ensemble est malheureusement très mutilé, et se présente comme un puzzle de 52 pièces ; sur les 74 vers hexamétriques subsistants, beaucoup sont lacunaires. Près d'un tiers (25) ont des points communs avec des vers déjà connus par des citations de la tradition indirecte dans nos recueils des « fragments ». On a gagné trois ou quatre contextes qui se laissent plus ou moins situer et partiellement déchiffrer. Quelques points restent débattus. C'est à la fois beaucoup et trop peu.

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L'ensemble le plus étendu (29 vers) se rattache à un fragment connu, le plus long déjà de ceux que nous avions (34 vers), qui peut être considéré comme central. Le papyrus coïncide avec les cinq derniers vers de ce fragment et ajoute une suite, malheureusement par endroits très mutilée. Un signe marginal apprend que la fin de la citation connue était le vers 300 du livre ; la séquence peut être ainsi localisée, et susciter des hypothèses sur le contenu du début de l'œuvre. L'intérêt de la partie nouvelle réside avant tout dans le discours de la persuasion qui s'y formule, et la relation qui est établie entre l'évidence et le récit spéculatif que développe la cosmogonie empédocléenne. Le destinataire du poème est invité à exercer son intelligence pour retrouver la force des mots par la pénétration oculaire des objets. Il ne s'agit pas là d'une réhabilitation de la perception, mais plutôt d'une invitation à accroître sa capacité de mieux vivre avec le monde, en décelant l'action des principes démiurgiques dans les choses. Il semble bien qu'il ait été question des conditions du devenir, livré à la Haine, dans une phase où le monde n'était pas encore stabilisé. L'histoire révèle moins l'antagonisme de l'Amour et de la Haine qu'elle ne donne d'abord une idée de la violence qu'il a fallu surmonter. Le désordre doit être reconnu dans l'ordre ; le succès s'appuie sur un dépassement. Il semble qu'il n'ait pas encore été question, dans ce passage très mutilé, de la cosmogonie, mais plutôt du tourbillon sauvage qui empêchait la mise en place de l'organisation de mouvements circulaires réguliers.

Un autre extrait n'est pas moins remarquable, en raison de l'intervention du narrateur, qui souligne les implications doctrinales de son récit et la finalitééthique et sociale de l'histoire naturelle. À un moment précis du récit, non loin du terme de l'évolution des formes humaines et animales, quand avec la vie des créatures advient aussi la mort, deux vers connus par le poème plus mythologique des Catharmes ou Purifications sont cités avec une variation signifiante. La malédiction proférée contre soi-même concerne dans le poème éthique le sacrifice sanglant ; l'acte central du rite, où l'on donne la mort, est rattaché ici à l'apparition de la mort dans la vie. Il semble que le texte réponde aussitôt que l'événement marque également un arrêt dans l'extension du mal et que l'horreur a été maîtrisée. Il s'agit d'une référence interne ; le passage en question n'offre aucune preuve de la fusion des deux poèmes, les Catharmes et Les Origines, mais permet d'apprendre que les Catharmes formaient, pour Empédocle, la base de la vie communautaire.

Le « nous » qu'on lit à certains endroits quasi stratégiques du récit épique introduit une dimension communautaire très significative. Le poème Les Origines concernait l'existence et le mode de vie des membres du groupe, eux-mêmes représentants de l'humanité. L'idée que les destinataires participaient encore autrement que le « tu » à la finalité du récit s'accorde aux commentaires didactiques et réflexifs dont il s'accompagne. Mais il n'y a pas lieu, semble-t-il, de conclure que la démonologie du poème religieux fît l'objet d'un développement dans le poème physique. La divinisation de l'homme reste toujours l'idéal de l'étude.

— Jean BOLLACK

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Empédocle - crédits : Claude Vignon ; Wellcome Collection ; CC BY 4.0

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