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EMPFINDSAMKEIT, littérature

L'Empfindsamkeit, la plus forte et la plus universelle des manifestations préromantiques, déferla d'Ouest en Est entre 1740 et 1790 sur toute l'Europe littéraire et artistique. La vague, partie de l'Angleterre, balaya devant elle le rationalisme tranquille de l'Aufklärung (les Lumières) pour le remplacer par l'inquiétante nostalgie de l'au-delà de la raison, où se trouvent rimes et sentiments. Un flot de larmes accompagne ainsi, sinon la prise du pouvoir politique, du moins l'ascension sociale de la bourgeoisie.

Le terme Empfindsamkeit fut proposé en 1768 par Lessing pour traduire l'anglais sentimental (du titre de la seule œuvre humoristique en la matière, Le Voyage sentimental de Sterne), alors que le courant existait déjà depuis une trentaine d'années. Les précurseurs de la sensibilité préromantique, tels les auteurs de la « comédie larmoyante », Destouches, La Chaussée..., ne se préoccupaient guère de la théorie esthétique de leurs pièces où la vertu et le droit du cœur l'emportaient toujours. L'Ossian et la poésie de Young apportent une touche de ténèbre et de mélancolie, mais l'influence décisive provient du roman de Richardson : Pamela (1740) n'est pas un chef-d'œuvre, mais un modèle d'analyse minutieuse des sentiments et un prototype du roman épistolaire. La leçon fut retenue par Rousseau et par Goethe, mais La Nouvelle Héloïse et Werther ouvrent déjà la voie au roman moderne, via le romantisme.

Ces deux points culminants de l'Empfindsamkeit intègrent tous les éléments de celle-ci : le culte de l'amitié, la représentation de la nature comme ressort et métaphore psychologique, la rêverie et les confessions (interdites par la bienséance classique) — les douleurs de l'enfantement d'une nouvelle société ne s'exprimant en termes sociaux qu'en sourdine et par détournement, mais d'autant plus nettement, à travers les plaintes des amoureux contrariés. Les contemporains puisaient dans l'histoire de Julie le réconfort moral (l'apaisement au sein de la nature en est la source), ils se délectaient du désespoir de Werther (qui est d'autant plus voluptueux que passif).

Ces deux attitudes, conjuguées avec l'exaltation des passions, produisent des mélanges plus ou moins explosifs selon la maturité de la société : depuis le Sturm und Drang jusqu'à 1789. En allant d'Ouest en Est, la convulsion des bouleversements touche toute une nation, un groupement d'intellectuels, quelques gens de lettres de la noblesse bien-pensante (le cercle de Kazinczy qui promeut le renouvellement de la langue en Hongrie), des individus isolés en avance sur leur temps (comme l'auteur de La Pauvre Lise, N. M. Karamzine, qui parle du conflit entre serfs et seigneurs en Russie).

Paul Van Tieghem insiste sur le rôle essentiel que la traduction a joué dans la dissémination du germe de la sensibilité. Il cite le cas des Nuits de Young traduites par le groupe de Lessing, celui de Le Tourneur, traducteur de Shakespeare et introducteur par ce biais d'une nouvelle conception de l'art dramatique. Cependant, les textes sont particulièrement perméables non seulement aux influences étrangères, mais aussi aux influences des différents genres : la poésie contemplative de Klopstock émeut Goethe, les poèmes d'Ossian « traduits » par MacPherson apportent un peu de brume dans La Messiade de Klopstock. (Son piétisme est l'expression d'un nouveau sentiment religieux en Allemagne, répandu chez les auteurs de l'Empfindsamkeit.) Cette époque d'échanges littéraires intenses est un moment rare, où la république des lettres prépare l'Europe à la réception de l'idée de la démocratie moderne.

— Véronique KLAUBER

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