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EMPRUNTS RUSSES

À la veille de la Première Guerre mondiale, la France se classe au deuxième rang parmi les puissances capitalistes exportatrices de capitaux, avec environ 40 à 45 milliards de francs-or expédiés à l'étranger. Le quart de ce montant est allé vers l'Empire russe, allié politique et pays dont le développement économique est très rapide : on peut estimer à 12 340 millions de francs-or les capitaux partis vers l'est de l'Europe (d'après les évaluations des contemporains, banquiers, économistes, diplomates, et selon les calculs assez précis des experts soviétiques à la Conférence de Gênes de 1922). L'ampleur de ces mouvements de capitaux français vers un seul pays n'a pas d'équivalent, surtout si l'on considère la durée relativement brève de la période pendant laquelle les prêteurs français ont avancé des fonds à la Russie : la première vague de ces placements prend place entre les années 1888 et 1891 (on passe de 1,4 à 3,8 milliards), puis, avec des rythmes assez réguliers, les stocks de fonds russes en France croissent fortement (1895 : 5,5 milliards ; 1900 : 7 milliards ; 1905 : 8,8 milliards ; 1910 : 11 milliards) ; en moins de trente ans, un transfert gigantesque de fonds a eu lieu. Les emprunts d'État ou assimilés (garantis par l'État russe, comme les emprunts de compagnies ferroviaires ou ceux de municipalités) sont beaucoup plus importants numériquement que les investissements directs (10 123 millions de francs, soit environ 80 p. 100 du total). Pendant la guerre, le gouvernement français ouvre des crédits aux gouvernements russes (aussi bien le gouvernement tsariste que le gouvernement provisoire après février 1917) pour payer les coupons des précédents emprunts et pour divers besoins, à concurrence de 3 573 millions. Donc, lorsque le gouvernement bolchevique répudie, sans indemnités, les dettes extérieures des régimes précédents (décret du 3 févr. 1918), on peut considérer la somme totale des emprunts russes placés en France comme s'élevant à environ 13,7 milliards de francs-or, à l'exclusion des investissements directs.

L'influence politique de ces placements extérieurs n'est pas négligeable. Dans les premières années, avant même la conclusion de l'alliance franco-russe (signée par le tsar en 1894), il ne semble pas que l'alliance financière ait déterminé d'alliance politique, même si elle en a favorisé l'élaboration ; en revanche, les gouvernements français ont pu manier ensuite cette arme financière afin d'obtenir des avantages politiques ou militaires de la part des Russes (alignement russe sur la France à la Conférence d'Algésiras, construction de voies ferrées stratégiques). Réciproquement, l'allié tsariste use de la nécessaire solidarité entre le prêteur et le débiteur pour augmenter ses demandes de crédit ; incontestablement, la France des rentiers a lié son destin à l'Empire autocratique malgré les avertissements des socialistes des deux pays.

Les mentalités collectives des deux États ont subi l'influence de ces emprunts : du côté russe, on a vivement ressenti les rapports de dépendance économique vis-à-vis de ce capitalisme étranger ; du côté français, à cause de la publicité de la presse française, largement « arrosée », les rentiers français ont forgé l'image d'une Russie riche et vaste, à l'armée et au pouvoir forts, débordante d'amitié pour la France ; prêter à la Russie, c'était assurer la sécurité de la France, tout en touchant des revenus plus rémunérateurs que ceux des rentes intérieures.

Le réveil fut rude. Après la reconnaissance de l'U.R.S.S. par la France en 1924, des négociations ont lieu pour une indemnisation partielle des petits porteurs contre l'octroi de nouveaux crédits (discussions en 1926-1927), mais le gouvernement[...]

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Écrit par

  • : professeur à l'université de Paris-I-Panthéon-Sorbonne

Classification

Autres références

  • RUSSIE (Le territoire et les hommes) - Histoire

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    • 20 238 mots
    • 29 médias
    ...déclenchant une guerre douanière de trois ans avec l'Allemagne. Mais déjà, le rapprochement avec la France, pour des raisons politiques, faisait de Paris (l'«  emprunt russe » à partir de 1887) un marché de capitaux à destination de la Russie sous forme d'emprunts d'État et d'investissements privés. L' alliance...