EN ATTENDANT LES BARBARES, John Maxwell Coetzee Fiche de lecture

Aux frontières de l'ambiguïté

L'intrigue se déroule en un lieu et à une époque que l'on ne saurait rattacher à aucun espace-temps repérable. L'auteur, qui redoute avant tout de voir sa créativité bridée par des stéréotypes politiques ou moraux, se laisse ainsi la possibilité d'explorer les paradoxes et les contradictions qui le fascinent. J. M. Coetzee met tout en œuvre pour briser l'illusion réaliste. Et pourtant, cet Empire tyrannique évoque immanquablement l'Afrique du Sud de l'apartheid.

L'histoire est racontée à travers le point de vue du magistrat. Le lecteur doit donc entrer dans l'intimité trouble d'un protagoniste à la fois courageux et veule, généreux et égocentrique. Le malaise s'accroît lorsque la voix narratrice devient clairement celle de quelqu'un qui sert l'empire tyrannique et dont il endosse malgré lui les turpitudes. Le lecteur partage ainsi l'intimité d'un être parfois fasciné par l'horreur. Dans son évocation des ambiguïtés de l'engagement « libéral », l'auteur a recours à une neutralité dérangeante vis-à-vis des situations les plus révoltantes. Les faits sont évoqués dans leur brutale immédiateté, sans aucune explication ni justification, souvent par le biais du présent de narration, temps peu utilisé en anglais pour raconter des événements passés. L'action et sa représentation tendent à se confondre, un peu à la manière de Samuel Beckett dans Molloy. Coetzee excelle dans cette « sous-écriture » qui rappelle Kafka, l'un de ses maîtres en littérature. Les êtres semblent coupés de toute possibilité de transcendance, voués à un hédonisme ou à une souffrance également absurdes. Toute tentative de trouver un sens à l'existence débouche sur des énigmes insolubles ou des échappées oniriques tout aussi problématiques. Dans le contexte littéraire sud-africain très marqué par l'écriture engagée, Coetzee se distingue par son refus délibéré de céder à toute récupération idéologique.