ENCRE SYMPATHIQUE (P. Modiano) Fiche de lecture
Dans Encre sympathique (Gallimard, 2019), Jean Eyben, jeune détective à l’essai, se voit confier une enquête sur une disparue, Noëlle Lefebvre. C’est le patron de l’agence, un certain Hutte, qui lui demande de la retrouver pour le compte de Georges Brainos. Hutte, rencontré dans Rue des Boutiques obscures (1978), confie donc un mince dossier, « presque blanc » à Jean, qui va essayer de le remplir, en retrouvant ceux qui ont connu la jeune femme. Le blanc, ce qui remplit une vie, avec ses oublis et ses secrets, est aussi ce que l’on voit quand on use de l’encre sympathique : rien, apparemment, avant que le révélateur ne dise tout. Tout comme les Souvenirs dormants (2017) sont autant de signes à déchiffrer dont l’entrelacement dessine un art de la mémoire.
Des mondes parallèles
Le nom d’Eyben apparaissait dans un carnet tenu par le narrateur de Souvenirs dormants. Si le terme « roman » ne se trouvait pas sur la couverture du livre, il figure bien sur celle d’Encre sympathique. Ce qui n’est pas anecdotique ; on pourrait en effet considérer l’œuvre de l’écrivain comme un vaste ensemble croisant souvenirs réels de l’auteur et éléments de fiction, dans ce qu’on pourrait appeler une rêverie.
À cet art du rêve éveillé qu’à leur manière Nerval ou Proust ont pratiqué, Modiano emprunte quelques traits. La chronologie est toujours flottante, parfois même impossible à respecter. Les descriptions de Paris oscillent entre le réel de l’observation sur le terrain et la pure recréation d’une ville qui n’existe plus. Les personnages rencontrés s’apparentent à des fantômes, ou pour reprendre une expression modianesque, à des papillons de nuit. Et le souvenir revient peu à peu, incertain, fugace.
Encre sympathique se déroule en deux temps, en deux lieux, et l’on passe au cours du récit de la première à la troisième personne. Tout d’abord, nous sommes rue Vaugelas où a habité Noëlle Lefebvre, dans le quartier de Vaugirard. Jean Eyben cherche celles et ceux qui ont connu la jeune femme. Entre autres, Gérard Mourade, un comédien de second plan, et Béavioure, mécanicien avec qui la jeune femme aurait vécu. Jean s’interroge sur Sancho, dont une lettre à Noëlle l’intrigue, se rappelle Daniel V., connu autrefois à Annecy. Or Noëlle Lefebvre a passé son enfance dans un village de Haute-Savoie, et le narrateur prenait comme elle le car qui montait vers Thônes. Jean Eyben arrêtera là son apprentissage du métier de détective pour écrire. Sans doute, en lui confiant ce dossier, Hutte savait-il vers quoi il conduisait le narrateur : ni plus ni moins l’« âge où il faut prendre ses responsabilités ».
Trente ans plus tard, à Rome, Jean retrouvera celle qu’il avait recherchée. La dernière phrase du roman, « Je vous expliquerai », agit alors comme ce révélateur grâce auquel on peut lire l’encre sympathique. Ce qui était resté secret apparaît. Mais seul le lecteur pourra le reconstituer.
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Écrit par
- Norbert CZARNY : professeur agrégé de lettres modernes
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