ENCRE SYMPATHIQUE (P. Modiano) Fiche de lecture
L’art de la fugue
S’il n’existe pas de délit ou de crime justifiant l’enquête autour de Noëlle Lefevbre, il y a bien un cadavre dans Souvenirs dormants. Celui de Ludo F., en ce début des années 1960 que le narrateur décrit comme un moment de bascule dans sa vie, celui au cours duquel un « vieux monde » était en train de s’écrouler. Cet été 1965 est trouble, entouré d’un mystère qu’une formule résume ainsi : « Une parenthèse, ou plutôt des points de suspension »… La scène de fuite avec la principale suspecte rappelle celle qu’on lisait dans Un cirque passe (1992). Les lieux se ressemblent. Plutôt que la répétition d’un épisode douloureux, on lira là une variation, au sens musical, mais aussi en songeant à l’éclairage qui dépend de l’angle que l’on choisit. L’œuvre de Modiano est toujours affaire de lumière, et d’ombre. Ne serait-ce que parce que le narrateur a « le goût du mystère », lequel suscite plus de questions que de réponses. On lit ainsi le nom de Martine Hayward parmi ceux des femmes rencontrées dans Souvenirs dormants ; on la retrouvera à peine, bien plus tard. On n’en sait guère plus sur Geneviève Dalame, qui marche « à côté de sa vie », au point qu’on la surnomme « la somnambule ».
La ville apparaît semblable au PILI maintenant disparu : « J’ai pensé de nouveau à ces tableaux près des guichets du métro. À chaque station correspondait un bouton sur le clavier. Et il vous fallait presser le bouton pour savoir où vous deviez changer de ligne. Les trajets s’inscrivaient sur le plan en traits lumineux de couleurs différentes. J’étais sûr que dans l’avenir, il suffirait d’inscrire sur un écran le nom d’une personne que vous aviez croisée autrefois et un point rouge indiquerait l’endroit de Paris où vous pourriez la retrouver. »
Modiano ne croit pas aux vertus d’Internet, qui ne laisse aucune place à l’imagination ; un carnet caché, ou rempli de notes et de noms, ouvre des voies, fait résonner des vies, les révèle : « Vous avez beau scruter à la loupe des détails de ce qu’a été une vie, il y demeurera des secrets et des lignes de fuite pour toujours. Et cela me semblait le contraire de la mort. »
Échapper, fuir, fuguer, mentir. Autant de verbes qui caractérisent la plupart des personnages de Modiano. Ils fuguent par choix, par nécessité, par impossibilité de vivre autrement. Dora Bruder avait fugué pour ne pas être assignée à son identité. Le narrateur de Souvenirs dormants a tellement fui, et donné tant de rendez-vous auxquels il ne venait pas, qu’il rêve « d’écrire un traité de la fugue à la manière de ces moralistes et de ces mémorialistes français » dont il « admire le style », tels le cardinal de Retz ou Vauvenargues.
Écrire est peut-être la clé ou la réponse. Le narrateur trouve, dans les lignes tracées autrefois à l’encre ou dans les archives qu’il consulte, les éléments qui lui permettent de suivre son chemin. Écrire, c’est s’engager sur une route brumeuse, ou sur une piste neigeuse, sans certitude : « Surtout ne pas s’interrompre, mais garder l’image d’un skieur qui glisse pour l’éternité sur une piste assez raide, comme le stylo sur la page blanche. Elles viendront après, les ratures. »
Ainsi s’élaborent les romans de Patrick Modiano, et ce depuis toujours. De cette brume ou de ce blanc naît une fragile beauté qui nous émeut.
La suite de cet article est accessible aux abonnés
- Des contenus variés, complets et fiables
- Accessible sur tous les écrans
- Pas de publicité
Déjà abonné ? Se connecter
Écrit par
- Norbert CZARNY : professeur agrégé de lettres modernes
Classification