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ENFANCE, Nathalie Sarraute Fiche de lecture

La mémoire à tâtons

Ce survol rend imparfaitement compte d'un texte qui n'est nullement le récit linéaire d'une enfance recomposée après coup, mais une succession de souvenirs souvent parcellaires et incertains, de moments qui peuvent être centrés aussi bien sur des événements ou des sensations que sur des mots. Sans doute suit-on plus ou moins le fil chronologique, à l'exception de quelques rares prolepses (anticipations), comme la mention de la vie commune avec la mère juste avant la déclaration de guerre, et analepses (retours en arrière), comme la brève allusion au départ de Russie lorsque la narratrice avait deux ans. Mais les ellipses et la pure juxtaposition des « scènes » interdisent la reconstitution d'un véritable continuum temporel. C'est qu'il s'agit ici de retrouver l'enfance non pas du point de vue rétrospectif de l'adulte qui (ré)écrit, mais, sous la forme d'instantanés, telle qu'elle a été vécue selon le regard et dans la conscience de l'enfant. D'où le temps présent. D'où l'écriture fortement teintée d'oralité. D'où les hésitations, les incertitudes, marquées par une syntaxe souvent sinueuse, heurtée, déconstruite, où domine la parataxe (juxtaposition), censée mimer les mouvements hasardeux de la mémoire. D'où également une hiérarchisation parfois déconcertante : des moments objectivement décisifs – les séjours en Russie, le retour à Paris sans la mère, la naissance de la petite sœur, la découverte de la lecture et de l'écriture, les brèves retrouvailles avec la mère... – se trouvent placés sur le même plan que de « petits faits » en apparence anodins comme la disparition d'un ours en peluche, des promenades en forêt ou au jardin du Luxembourg, Véra confectionnant une cigarette, ou la peur éprouvée au souvenir du film Fantômas.

À quatre-vingt-trois ans, Nathalie Sarraute poursuit ici une quête littéraire inaugurée avec son premier livre, Tropismes, dont l'enjeu était de décrire ces « mouvements indéfinissables qui glissent très rapidement aux limites de la conscience ; ils sont à l’origine de nos gestes, de nos paroles, des sentiments que nous manifestons, que nous croyons éprouver et qu’il est possible de définir » (L'Ère du soupçon). De fait, l'analyse psychologique laisse la place à la réactivation de sensations fugaces, de sentiments plus ou moins diffus, de paroles marquantes, entendues (« Non, tu ne feras pas ça », « Ce n'est pas ta maison ») ou prononcées (« Maman a la peau d'un singe »), dans le souci de se tenir – et de tenir le lecteur – au plus près de l'expérience vécue, à quoi contribue le dispositif énonciatif. Le texte, rappelons-le, se présente en effet sous la forme d'un dialogue, certes très déséquilibré, entre deux « voix » : l'une qui décide d'évoquer son enfance, l'autre qui, après avoir mis en garde dès le début contre les risques du genre, intervient de temps à autre, sous forme de commentaires ou d'interrogations, généralement pour vérifier l'authenticité du souvenir et de sa restitution (« Ne crois-tu pas que là […] tu n'as pas pu t'empêcher de placer un petit morceau de préfabriqué », « Non, là il faut que je t'arrête, tu te laisses entraîner »). Selon un paradoxe qui n'est qu'apparent, cette distance critique, en opérant une sorte de contrôle permanent sur la narratrice, en la dissuadant d'emprunter des formes littéraires éculées, en lui interdisant de céder au cliché ou au pathos, assure et renforce l'adhésion voire l'émotion du lecteur.

Il reste qu’Enfance n'est pas un pur exercice formel. Par la succession de « temps faibles » et de « temps forts », par l'entremêlement de notations banales et de réminiscences de moments[...]

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