QUARTON ENGUERRAND (av. 1419-env. 1466)
La Pietà d'Avignon
Si les arguments développés par Sterling sont irréfutables, le tableau du musée du Louvre a été peint « avant 1456 ou entre 1455 et 1460 » par Quarton pour Jean de Montagnac, qui voulait le placer au-dessus de son tombeau dans la chartreuse de Villeneuve-lès-Avignon. Mais ce panneau est très difficile à juger, encrassé et défiguré par un vernis jauni impossible à enlever sans risques majeurs. Cependant, un sondage, longtemps réclamé par Sterling et obtenu en 1979, a permis d'entrevoir le coloris original qui fut certainement plus clair et plus froid, plus proche de celui du Couronnement de Villeneuve. Le donateur ressemble au personnage agenouillé à côté de Jean de Montagnac dans le couronnement : il s'agirait du frère de Jean, Antoine de Montagnac. Tout en admettant les arguments de Sterling, on reste néanmoins troublé par le style du panneau : comment Quarton a-t-il pu atteindre, pour la première fois dans cette œuvre, cette intériorité approfondie des physionomies dans une composition simple, grandiose, véritable sublimation du sentiment dramatique ? Certes, il n'y a pas unanimité parmi les spécialistes pour lui attribuer ce panneau, mais quel autre artiste de génie aurait pu réaliser une telle œuvre, si l'on écarte, avec Sterling, Pierre Villate, auteur probable de la prédelle (perdue) du retable Cadard ? Le tableau met strictement en scène l'inscription latine apposée discrètement dans un double encadrement, empruntée aux Lamentations de Jérémie i, 12 : « Je m'adresse à vous tous qui passez ici. Regardez et voyez s'il est une douleur pareille à ma douleur. » Autrement dit, la prière du passant renforcera celle du donateur. La suite du texte s'accorde bien avec l'émotion tragique du tableau en mentionnant la ville de Jérusalem représentée au fond. L'église du Saint-Sépulcre est entourée de rues avignonnaises, vue fouillée faisant contraste avec le thème central vu de loin. Le Christ étendu, raide, livide, les yeux presque fermés, semble planer au-dessus du giron de sa mère. Saint Jean lui retire la couronne d'épines. Quelques discrètes allusions allégoriques sont esquissées dans les auréoles (feuilles d'hysope – symbole de pureté, d'innocence et d'humilité –, d'ortie – symbole de la douleur cruelle –, d'œillet – symbole d'amour pur). Un détail sans doute important est resté inaperçu des historiens de l'art. Sur la bordure du manteau de la Vierge, au-dessus de son front, apparaît l'emblème IHS (Jésus, Homo, Salvator) lié à la personne de Bernardin de Sienne (1380-1444) canonisé en 1450 au début du pontificat de Nicolas V, l'un des saints les plus populaires de l'époque. À l'endroit correspondant à l'épaule droite de la Vierge est peint un soleil. Normalement, cet emblème est composé des lettres IHS, entourées de rayons de soleil. Ici, il semble séparé en deux parties. L'intention symbolique est claire : la mère entrevoit l'avenir de son fils. La joie de son amour pour lui compense l'immensité de sa douleur. Quarton devait peindre pour une confrérie à Aix, en 1458, une immense bannière (vexillum) représentant la Vierge accompagnée de trois rois et de trois saints, parmi lesquels figure saint Bernardin. Souvenons-nous aussi du panneau du musée de Marseille : un ange apporte l'emblème de Bernardin priant (tableau exécuté autour de 1470 pour Pierre et Bernarde de Baroncelli).
Le portrait du donateur qui occupe le premier plan est d'une puissance inhabituelle dans l'art de Quarton et peut être comparé aux grands portraits de Jean Fouquet. Des touches empâtées se détachent dans la lumière d'un éclairage méridional dru qui frappe le visage de plein fouet, lumière zénithale qui fait briller les yeux, laboure le surplis blanc. Dans le contexte austère[...]
La suite de cet article est accessible aux abonnés
- Des contenus variés, complets et fiables
- Accessible sur tous les écrans
- Pas de publicité
Déjà abonné ? Se connecter
Écrit par
- Claude SCHAEFER : docteur ès lettres, professeur honoraire d'histoire de l'art, universités de Montréal et de Tours
Classification
Médias
Autres références
-
BARTHÉLEMY D'EYCK Maître du roi René (vers 1415/1419-apr. 1472)
- Écrit par Claude SCHAEFER
- 2 729 mots
De la même époque date un document redécouvert grâce à la ténacité de Charles Sterling : le 19 février 1444, Barthélemy d'Eyck et Enguerrand Quarton sont mentionnés comme témoins dans un acte notarié à Aix. Un autre peintre, Bordier, est mentionné, qui achetait de l'étain servant à la fabrication... -
GOTHIQUE ART
- Écrit par Alain ERLANDE-BRANDENBURG
- 14 896 mots
- 27 médias
...(mort en 1481) après un voyage en Italie (avant 1447). Il saura se détacher de cette influence à la fin de sa carrière pour retrouver un rythme gothique. Enguerrand Quarton, le Maître de Moulins demeurent fidèles à cette tradition septentrionale dans un refus clairement affirmé. Les peintres espagnols... -
JÉSUS ou JÉSUS-CHRIST
- Écrit par Joseph DORÉ , Pierre GEOLTRAIN et Jean-Claude MARCADÉ
- 21 165 mots
- 26 médias
L'art provençal a produit deux chefs-d'œuvre du gothique tardif : La Pietà d'Avignon (vers 1457, Louvre) et Le Couronnement de la Vierge (vers 1454, Louvre) d'Enguerrand Quarton. Chez ce dernier les deux personnages aux traits identiques qui couronnent la Vierge sont à la fois le Père et... -
LAON CATHÉDRALE DE
- Écrit par Gérard ROUSSET-CHARNY
- 1 269 mots
- 4 médias
Du haut de sa colline, la cathédrale de Laon (Aisne), dressée comme une carène de vaisseau, regarde au loin la plaine et les carrières d'où les bœufs ont monté, pendant près d'un siècle, les pierres qui ont servi à sa construction. Site unique en France, ce plateau en forme de butte constitue...