ÉNONCIATION
La prise en considération systématique de l' énonciation n'est devenue habituelle que depuis les années 1960, à l'intérieur de la linguistique dite moderne ou scientifique. Bien qu'on puisse déjà observer cette attitude dans divers ouvrages de Charles Bally ou d'Henri Frei, sa popularité date des Problèmes de linguistique générale d'Émile Benveniste (1966), dont la section V porte le titre significatif : « L'Homme dans la langue ». L'originalité d'une telle décision apparaît dès qu'on la confronte à la doctrine de Ferdinand de Saussure.
Distinguant, du point de vue méthodologique, le domaine des faits qui constitue le champ d'observation de la linguistique et le système théorique construit par le linguiste pour en rendre compte, Saussure appelle l'observable « parole », et le système « langue ». En choisissant le mot « parole », souvent explicité par « usage », pour désigner le domaine des faits, il suggère par contraste que l'objet théorique ne doit contenir aucune allusion à l'acte de parler. D'où l'idée que cet objet (= la langue) consiste en un code, entendu comme une correspondance entre la réalité phonique et la réalité psychique qu'elle exprime et communique. Si l'objet scientifique « langue » peut remplir sa fonction méthodologique et permettre, au moins partiellement, d'expliquer l'activité linguistique, considérée comme fait, ce serait donc dans la mesure où celle-ci serait la mise en œuvre, l'utilisation de ce code. Mais la langue elle-même, le code, ne contiendrait aucune allusion à l'usage, pas plus qu'un instrument ne fait référence à ses divers emplois.
C'est une démarche inverse qui caractérise la linguistique de l'énonciation. Même si on maintient la distinction méthodologique entre l'observable – constitué par les pratiques langagières – et l'objet théorique construit pour l'expliquer – objet que l'on peut continuer à appeler « langue » –, on pense que cet objet comporte, de façon constitutive, des indications relatives à l'acte de parler. Il contiendrait une description générale et une classification des différentes situations de discours possibles, ainsi que des instructions concernant le comportement linguistique, c'est-à-dire la spécification de certains types d'influence que l'on peut exercer en parlant, et de certains rôles que l'on peut se donner à soi-même et imposer aux autres. Une linguistique de l'énonciation pose que nombre de formes grammaticales, de mots du lexique, de tournures, de constructions ont pour caractéristique régulière le fait qu'en les employant on instaure ou on contribue à instaurer, entre les interlocuteurs, des relations spécifiques. Si la langue peut encore être considérée comme un code, ce n'est plus au sens où le code sert à noter des contenus de pensée, mais au sens où on parle d'un code de politesse, vu comme un répertoire de comportements sociaux.
Terminologie
Dire qu'une suite linguistique produite par un locuteur constitue un énoncé, c'est dire d'abord que celui-ci s'est présenté, en la produisant, comme ayant eu pour but de dire ce qui est dit en elle. Supposons que quelqu'un pose la question : « Est-ce que Pierre est venu pour voir Jean ? » Le nom Pierre ne constitue pas, ici, un énoncé à lui tout seul : le locuteur n'acceptera pas de se justifier d'avoir prononcé ce mot. S'il l'a prononcé, dira-t-il, c'est afin de poser la question qu'il a posée, et c'est seulement sur la légitimité ou la pertinence de cette question, prise comme un tout, qu'il se déclarera engagé. Le segment : « Est-ce que Pierre est venu », considéré à l'intérieur de la suite précédente, ne constitue pas davantage un énoncé : l'objet avoué de la parole n'était pas[...]
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Écrit par
- Oswald DUCROT : ancien élève de l'École normale supérieure, directeur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales
Classification
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