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ÉNONCIATION

L'inscription de l'énonciation dans la langue

La linguistique – on vient de le montrer – doit tenir compte de l'énonciation dans la mesure où elle a à donner le moyen de représenter le sens des énoncés. Mais elle doit aussi permettre d'expliquer ce sens, en se fondant sur la signification des phrases et sur les circonstances de la parole. Or il y a des raisons d'admettre également dans cet ensemble d'instructions qui constitue la signification des phrases des allusions à leur énonciation virtuelle – ce qu'on peut exprimer en disant que l'énonciation est prise en compte par la langue.

Un premier exemple sera fourni par l'étude des adverbes. On sait que certains adverbes ou locutions adverbiales peuvent, à l'exclusion d'autres, porter, lorsqu'ils apparaissent dans un énoncé, sur un acte illocutionnaire accompli avec cet énoncé. C'est ce qui se passe notamment si on place en tête d'une phrase des locutions comme sincèrement, à tout hasard, en toute impartialité, confidentiellement, bref. En ajoutant une de ces expressions devant : Ce restaurant est excellent, on ne caractérise pas le fait que le restaurant est excellent, mais l'affirmation qu'on fait de cette excellence, affirmation qui est dite sincère, impromptue, impartiale, confidentielle, ou présentée comme un résumé.

De tels emplois adverbiaux participent à cette qualification de l'énonciation déjà impliquée (cf. supra) par l'accomplissement d'actes illocutionnaires comme l'affirmation. Or il faut remarquer par ailleurs que toute locution adverbiale n'est pas susceptible de cette fonction – même si elle est sémantiquement très proche des précédentes. Celles-ci ne peuvent pas être remplacées, par exemple, dans le rôle que nous leur avons donné, par avec sincérité, par hasard, d'une façon impartiale, mystérieusement, brièvement. D'où on conclura que la possibilité d'un emploi énonciatif des adverbes n'est pas surajoutée à la langue, mais est déjà prévue dans son organisation grammaticale interne. Même en donnant au mot « langue » son sens le plus étroit, on est donc obligé, pour la décrire, de décrire certains de ses éléments comme des prédicats potentiels de l'énonciation.

On est conduit à la même conclusion quand on considère l'existence dans de nombreuses langues (peut-être toutes) de mécanismes exclamatifs. Il peut s'agir de tournures syntaxiques, celles par exemple qui permettent de donner à l'affirmation que X est très gentil une allure « subjective » ou « expressive » en la formulant comme : « Ce que X est gentil ! », « X est d'une gentillesse ! », « X est si gentil ! »... Comment décrire l'effet sémantique de telles tournures ? Il est sûr qu'elles ne servent pas à indiquer un « degré de gentillesse » qui serait différent de celui marqué par très. Ce à quoi elles servent, plutôt, c'est à construire une image de l'énonciation, qui apparaît, grâce à elles, « arrachée » à l'énonciateur par ce qu'il éprouve : son admiration pour la gentillesse de X semble le contraindre à parler de cette gentillesse, la parole se donnant comme quasi involontaire, comme provoquée par un sentiment qu'elle atteste plus qu'elle ne le déclare.

Outre ces constructions exclamatives, munies de caractéristiques syntaxiques précises, les langues possèdent encore, pour remplir la fonction exclamative, des mots spécifiques, les interjections. Les Oh ! les Ah ! les Chic ! les Hélas !... qui constituent une partie importante de toute conversation, servent eux aussi à authentifier la parole : en les prononçant, on se donne l'air de ne pas pouvoir faire autrement que de les prononcer. Et c'est toujours la même fonction que remplissent les intonations, ces « gestes de la parole[...]

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  • : ancien élève de l'École normale supérieure, directeur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales

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