ENTRE LES MURS (F. Bégaudeau)
Si le livre de François Bégaudeau Entre les murs (éd. Verticales, Paris, 2006), est un « roman écrit au plus près du réel », comme l'indique la quatrième de couverture, le collège Mozart, qui en est l'objet, aurait certainement trouvé sa place dans les classements (logiciel Signa) et dispositifs (« Ambition réussite ») mis en place récemment en France par l'Éducation nationale. La presse nous apprend en effet que les enseignants des collèges classés en tête des établissements « violents » par Signa ont le sentiment de voir leur travail quotidien « mis à plat » (Le Monde du 2 septembre 2006). C'est de ce travail qu'il est question dans Entre les murs, et plus précisément de cette rencontre improbable entre deux planètes, celle de la communauté éducative où l'on s'appelle Christian, Gilles, Léopold, Valérie, Géraldine, et celle des élèves – Souleymane, Ming, Aissatou, Djibril –, que le narrateur désigne souvent par les sigles affichés sur leurs sweat-shirts, I love Ungaro, Nike Atlantic, Indianapolis 53... Ici, les profs vont au charbon, ou plutôt à la craie : « Ayant écrit, j'ai épousseté mes cuisses tachées de craie avec mes mains tachées de craie. » Reste la question : ce « plus près du réel » suffit-il à assurer la qualité esthétique d'un livre, qui, par sa lecture aisée, a aussitôt rencontré son public ?
Si l'on reste sur le terrain miné de la fidélité au réel, alors on dira sans doute que François Bégaudeau – on est bien tenté, pour commencer, d'assimiler le narrateur à l'auteur – a su capter la novlangue des banlieues qui était celui, déjà, de L'Esquive, le film d'Abdellatif Kechiche, avec son lexique (vénère, wesh et autres mytho) et sa syntaxe. On dira aussi qu'il a su montrer le décalage « réel » qui existe entre les deux univers en mettant en scène la norme linguistique et civile incarnée par la communauté éducative. Le professeur s'évertue à enseigner le point-virgule, « plus qu'une virgule et moins que les deux points » (« Ben oui mais alors ça sert à quoi ? »), le subjonctif imparfait (« oh là là le vieux temps »), toutes les finesses de la grammaire à l'aide d'exemples confondants d'anachronisme (« À côté de mon père en uniforme, ce détail, somme toute assez commun, conférait pourtant à la photo sa singularité »). À s'en tenir à cette lecture réaliste, on mesure l'artifice de certains procédés un peu faciles qui favorisent la caricature : le choix d'exemples qu'un enseignant en situation précisément « réelle » a depuis longtemps abandonnés (« Monsieur je comprends pas pourquoi ya somme au milieu de la phrase »), ou l'héroïsation subtile d'un anti-héros par excellence, « le prof », qui, dans cette expérience de l'extrême, garde le cap de l'exigence littéraire, perd son sang-froid, certes, mais à bon escient seulement, sait tenir tête au principal, et souhaite profondément le bien de ses élèves. Voilà pourquoi, justement, l'humour et l'émotion ne sont jamais loin. Drôle, ce décalage constant, drôle, la satire des discours officiels : celui de l'administration et du principal au « premier chef », mais aussi celui de la vulgate « psy » endossée par telle mère d'élève tentant de justifier les mauvais résultats de son fils. Émouvants, la furtive scène d'adieux d'une élève quittant définitivement l'établissement pour suivre sa famille d'accueil ou, plus généralement, l'investissement des enseignants qui perdent le sommeil, comptent les jours, mais dont la solidarité semble sans faille. Bref, malgré le ton distancié qui confère à cette représentation du système éducatif une dimension absurde, une philosophie humaniste un peu mièvre s'insinue[...]
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Écrit par
- Anouchka VASAK : ancienne élève de l'École normale supérieure de Fontenay-aux-Roses, maître de conférences à l'université de Poitiers
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