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ENTRETIENS AVEC FRANCIS BACON, David Sylvester Fiche de lecture

L'image tourmentée de Francis Bacon (1909-1992), sa passion du jeu et son alcoolisme sont probablement aussi célèbres que son art. Outre cette figure sur-médiatisée, le peintre soignait aussi celle de l'artiste solitaire, unique, sans origine, sans ancêtres et sans postérité. Insistant sans cesse sur son manque de formation et sur sa décision tardive de se consacrer entièrement à la peinture, il oubliait de rappeler qu'il avait enseigné, même brièvement, au Royal College of Art en 1950. Tout comme il omettait volontiers le rôle que certains artistes, comme le peintre d'origine australienne Roy de Maistre ou encore le peintre anglais Graham Sutherland, avaient pu jouer dans sa carrière. Critiquant, sans exception notable, l'ensemble de ses contemporains, il se lamentait ainsi en 1966 : « Je pense que ce serait plus excitant d'être l'un parmi plusieurs artistes travaillant ensemble, et de pouvoir échanger [...] Je pense qu'il serait terriblement agréable d'avoir quelqu'un à qui parler. Aujourd'hui il n'y a absolument personne à qui parler. » Et pourtant Bacon parla beaucoup, et ses paroles ont été recueillies, notamment par l'historien d'art anglais David Sylvester. Entre 1975 et 1987 celui-ci publia trois éditions, mises à jour, de ses entretiens avec l'artiste. Il faut donc entendre dans les propos de Francis Bacon qu'il n'y a absolument plus un seul artiste à qui il puisse parler. Cette solitude, en un sens, n'est pas pour lui déplaire (même s'il feint de la regretter) car elle lui permet de se présenter comme l'unique et, peut-être même, comme le dernier peintre.

Saveur de la conversation

Tout l'art de Francis Bacon est celui de la feinte et de l'artifice, et l'on doit à David Sylvester, parmi les premiers à bénéficier de la confiance de l'artiste, d'en avoir capté l'essence à travers neuf entretiens réalisés entre 1962 et 1986 que l'édition la plus récente (1996) permet de relire dans leur ordre chronologique. Certes, d'autres interlocuteurs ont reçu les confidences du peintre mais, lorsqu'il ne leur répétait pas ce qu'il avait déjà dit, il manque à ces dialogues la connivence qui anime les conversations entre Bacon et Sylvester, riches des propos du premier et du travail de transcription du second. En effet, plutôt que de traiter les propos enregistrés du peintre comme une parole sacrée, Sylvester avait opté pour la nécessité de « construire un discours plus ordonné, plus cohérent et plus concis que celui des transcriptions, sans que soit perdue la saveur fluide, spontanée de la conversation ». Ajoutant un artifice à celui de l'artiste, ce vernis éditorial dissimule sans doute certains aspects d'un personnage que Bacon lui-même dépeignait ainsi a un autre interlocuteur : « Il n'y a personne d'aussi peu naturel que moi, et, après tout, j'ai travaillé sur moi-même pour être aussi peu naturel que je le pouvais. »

Mais, tout comme la peinture de Bacon, la transcription transmet le plus souvent une sensation pleine et immédiate de spontanéité, aussi feinte soit-elle, de même qu'elle confère malgré elle aux mots une valeur que dénient les hésitations de la parole vive. Celle-ci, à en juger par un entretien télévisé de 1984, est plus vagabonde que l'écrit et le montage pourtant serré conservait les indécisions et les hésitations d'un discours qui, à l'occasion, s'enlisait dans des digressions ponctuées d'un « j'raconte des conneries ! » (I'm talking Bullshit !). Ces digressions, évacuées de la transcription de l'entretien, en disent pourtant long sur le rapport de Bacon au langage. Il est à l'exact opposé de cette capacité de « trancher dans le vif du langage » qu'il admirait chez Michel Leiris qui ne procéda pas autrement[...]

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Écrit par

  • : professeur d'histoire de l'art contemporain à l'université de Brown, Rhode Island (États-Unis)

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