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ÉPHÉMÈRE, arts

La question de la durée

Deux siècles plus tard, Georg Wilhelm Friedrich Hegel, cherchant à montrer l'idéalité de l'art, écrit : « À ce qui est éphémère dans la nature, l'art donne la solide consistance de la durée ; un sourire fugace, une bouche qui se plisse malicieusement, un regard, une lueur fugitive [...], tout cela, l'art l'arrache à l'existence momentanée et, sous ce rapport aussi, surmonte la nature » (Cours d'esthétique, 1842 ; trad. franç. 1995). Enfin, nommant Édouard Manet « parmi les maîtres, qui sont les hommes dont l'art et les prestiges confèrent aux êtres de leur temps, aux fleurs d'un certain jour, aux robes éphémères, à la chair, aux regards d'une fois, une sorte de durée plus longue que plusieurs siècles, et une valeur de contemplation et d'interprétation comparable à celle d'un texte sacré », Paul Valéry, dans le « Triomphe de Manet », partie de ses Pièces sur l'art, fait à nouveau, en 1932, jouer la tension entre éphémère et durée – une durée d'ordre ici moins temporelle que symbolique –, et retrouve un lien entre art, nature et sacré que l'on aurait pu croire dénoué au tout début du xxe siècle.

Baudelaire parlait-il de ce pouvoir qu'a l'art de conférer à l'éphémère une « sorte de durée plus longue que plusieurs siècles », lorsqu'il expliquait le mot qu'il venait d'inventer, « modernité » ? Rien n'est moins certain. « La modernité, écrit-il en 1863, c'est le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l'art, dont l'autre moitié est l'éternel et l'immuable » ; le « Peintre de la vie moderne » est celui qui tente « de dégager de la mode ce qu'elle peut contenir de poétique dans l'historique, de tirer l'éternel du transitoire ». Auparavant, l'auteur aura proposé « d'établir une théorie rationnelle et historique, en opposition avec la théorie du beau unique et absolu [...]. Le beau est fait d'un élément éternel, invariable, dont la quantité est excessivement difficile à déterminer, et d'un élément relatif, circonstanciel, qui sera, si l'on veut, tour à tour ou ensemble, l'époque, la mode, la morale, la passion. »

Homme des foules, le peintre est tel le flâneur pour qui « c'est une immense jouissance que d'élire domicile dans le nombre, dans l'ondoyant, dans le mouvement, dans le fugitif et l'infini ». La conception de l'art et de l'artiste que Baudelaire met en place au milieu du xixe siècle ouvre la voie à la tentative de l'impressionnisme, celle de Monet en particulier, de restituer la fluidité d'un monde aux contours constamment modifiés par la lumière et le mouvement. En 1891, le critique d'art Gustave Geffroy dit du peintre, à l'occasion d'une exposition des impressionnistes : « Il donne la sensation de l'instant éphémère, qui vient de naître, qui meurt, qui ne reviendra plus – et en même temps, par la densité, par le poids, par la force qui vient du dedans en dehors, il évoque sans cesse, dans chacune de ses toiles, la courbe de l'horizon, la rondeur du globe, la course de la terre dans l'espace. » Il importe ici de remarquer que la conscience du transitoire n'est plus tacitement ancrée sur la mort ou la disparition, mais qu'elle s'appuie désormais sur une perception du monde passionnée et sensuelle pour Baudelaire, cosmique et vertigineuse pour Geffroy, l'un et l'autre se rejoignant dans une véritable jouissance du fugitif et de la variation.

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