ÉPHÉMÈRE, arts
L'éphémère comme qualité
Sans doute est-ce véritablement du côté du mouvement Fluxus qu'il faut chercher une conception nouvelle de l'éphémère. En 1961, l'artiste américain Allan Kaprow, inventeur du happening, écrit : « Le dernier point que j'aimerais développer à propos de la comparaison entre happening et pièce de théâtre est implicite dans toute la discussion – c'est leur caractère éphémère. Composé de sorte qu'une primauté soit accordée à l'imprévu, un happening ne peut pas être reproduit. Les quelques représentations données de chaque œuvre diffèrent considérablement de l'une à l'autre ; et l'œuvre est finie avant que les habitudes ne commencent à s'établir. [...] De cette façon, un happening a quelque chose de frais, tant qu'il dure, pour le meilleur ou pour le pire. [...] Il permet qu'on soit exposé à la merveilleuse expérience d'être surpris. » Selon ses termes, le happening met en jeu une conception de l'éphémère se situant entre « le changeant, le naturel, et même l'acceptation du ratage », très loin de la tension entre éternel et éphémère évoquée plus haut. En fait, chez Kaprow, éphémère vaut imprévu, indéterminé, ou hasardeux, au sens où compte moins ici un rapport particulier au temps (celui de la durée propre de l'œuvre, ou de sa permanence) que le fait qu'une pièce puisse engendrer des variations infinies. C'est également ce dont parle l'Américain Robert Rauschenberg, lorsqu'il évoque, durant un entretien avec Irmeline Lebeer en 1973, ses toutes premières toiles, des monochromes blancs : « Je me suis toujours imaginé qu'avec un peu d'attention, on pouvait facilement lire l'heure sur les tableaux blancs. Ils étaient comme des récepteurs d'énergie, des capteurs d'images : ils reflétaient tout ce qui se trouvait autour d'eux. »
À sa façon, l'artiste Daniel Buren rassemblait de manière incisive, au cours d'un entretien avec Suzanne Pagé, en 1986, les problèmes posés par cette idée : « D'abord, éphémère, c'est combien de temps ? Quinze jours, quinze ans, cinquante ans ou deux mille ans ? Au-delà qu'avons-nous ? Et de quel espace-temps parle-t-on au sujet de l'art ? Par rapport à la naissance de l'humanité qu'est-ce que cela veut dire ? Que veulent vraiment dire au sens propre les termes d'éternité, d'immortalité en art ? Là encore, nous abordons un problème d'échelle. L'éphémérité de l'art, c'est sa grandeur et sa dignité. Toutes les œuvres devraient avoir l'ambition d'être éphémères. Éphémère en ce sens veut dire : ne pas avoir la prétention que ce que l'on fait va automatiquement intéresser qui que ce soit aujourd'hui et encore moins dans les générations futures. C'est accepter également que la durée, pas plus que la quantité, n'est synonyme de qualité. C'est accepter qu'un éclair peut se graver dans la mémoire tout autant qu'une pyramide. La durée dans le temps est une question d'adéquation avec le site, la commande et(ou) l'usage. [...] Il n'y a pas plus d'œuvre éphémère qu'il n'y a d'œuvre petite ou grande. Il n'y a que des œuvres à l'échelle, des œuvres qui dépendent des contraintes propres à leur élaboration, des œuvres de leur temps et lieu. »
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Écrit par
- Véronique GOUDINOUX : maître de conférences en histoire de l'art à l'université de Lille-III
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