ÉPISTÉMOLOGIE
Science et rationalité
Le mot de rationalité a été prononcé plus haut sans commentaire. Mais, si nul ne peut douter sincèrement que la science se veuille rationnelle, le sens de cette rationalité est pourtant susceptible d'interprétations diverses. Le mot sera pour certains l'indice d'une volonté de fermeture à toute forme d'expérience autre que celles que les procédures scientifiques codifient. L'épistémologie, croyons-nous, a justement pour fin ultime de préciser le sens et la portée d'une connaissance rationnelle, sans avoir à prendre parti sur sa suprématie ou son peu de réalité. Forte d'un commerce constant et intime avec l'histoire des sciences, elle ne saurait de bonne foi prêcher un monolithisme de la pensée rationnelle. Mais elle ne saurait davantage acquiescer aux philosophies qui la mettent sur le même pied que toutes les billevesées nées des différents désirs humains et des fantasmes dont ils se comblent. Si la notion de rationalité s'incarne éminemment dans la science, il appartient aux épistémologues, provisoirement sans doute mais de façon progressive, d'en dessiner les contours. On peut émettre deux propositions à cet effet, présentées ici non comme des dogmes, mais comme des points de départ d'une discussion pourvue de sens.
En premier lieu, la rationalité de la science consiste d'abord en ce qu'elle se propose de construire des schémas abstraits, que nous nommons modèles et qui peuvent représenter les phénomènes. Une telle entreprise se distingue, par exemple, d'une tentative pour transposer le phénomène métaphoriquement au moyen d'autres éléments du vécu. Mythologie ou création esthétique ont, en effet, manifestement une tout autre visée que la science, bien que leur texte commun soit l'expérience. L'important, aux yeux de l'épistémologue, devrait être de dépister les entreprises équivoques, dans lesquelles construction d'un modèle et production directe d'un vécu sont délibérément confondues. Soit que l'on veuille reprocher à la connaissance authentiquement scientifique son caractère nécessairement symbolique – au sens leibnizien –, soit que l'on cherche, au contraire, à faire passer pour connaissance démonstrative des constructions dont la consistance est de l'ordre du sentiment.
Mais le caractère fondamentalement abstrait des modèles n'entraîne aucunement une uniformité radicale. L'examen comparé de différents domaines de la science montre qu'il y a une pluralité des types de modèles. La rationalité de la connaissance scientifique exige une reconnaissance explicite de cette pluralité.
En second lieu, si sa rationalité suppose d'abord la construction de modèles abstraits, on pourrait croire que la science se développe alors tout uniment comme enchaînement logico-mathématique dans l'univers schématique ainsi défini. Ce n'est pas le cas, et un rationalisme bien tempéré ne se reconnaîtra pas dans cette caricature. Il faut, au contraire, distinguer deux versants de la rationalité scientifique. L'un d'eux est, bien évidemment en effet, celui de la pensée logique opérant selon des règles explicitées par les théoriciens classiques. Les cheminements mathématiques la prolongent, même s'ils n'en sont pas totalement issus. Les démarches ainsi réglées ne sauraient être retranchées de la science telle que le passé et le présent nous la montrent dans ses œuvres. Cependant, elles n'en représentent pour ainsi dire que la tactique. L'autre versant de la pensée scientifique en manifeste alors la stratégie. On y voit s'y réaliser des choix, des organisations d'ensemble de la connaissance, qui ne suffisent à déterminer aucune tactique logique, mais qui sont pourtant réglés dans chaque situation par des orientations et des principes exprimant une domination[...]
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Écrit par
- Gilles Gaston GRANGER : professeur au Collège de France
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