ÉPOPÉE
Proche du mythe, l'épopée chante l'histoire d'une tradition, un complexe de représentations sociales, politiques, religieuses, un code moral, une esthétique. À travers le récit des épreuves et des hauts faits d'un héros ou d'une héroïne, elle met en lumière un monde total, une réalité vivante, un savoir sur le monde.
Dans le procès de communication et de transmission, les sociétés « traditionnelles » et les sociétés « froides » ont pour recours l'audition, la mémoire et la voix. En ces situations aurales/orales, la tradition mémoriale réside en des activités cognitives complexes : un ensemble de valeurs structurelles, sémantiques, phoniques et rythmiques stimulent des réseaux associatifs et permettent à l'esprit et au corps du barde de maîtriser de longs récits (de plusieurs centaines à des dizaines de milliers de vers) et de les porter au niveau d'excellence du souvenir et de perfection dans l'instant de la profération.
Le chant de l'épopée instaure une relation d'échange intense entre le barde et son auditoire. Le pouvoir de fixer dans le souvenir individuel et collectif est lié au plaisir auditif (émotionnel, intellectuel et esthétique) que la voix suscite : telle est la longue chaîne de transmission des aèdes anonymes, puis des rhapsodes. Par un code oral-musical (images formulaires, lignes mélodiques, formules rythmiques) manifesté en voix et en gestes, certaines cultures créent des récits exemplaires auxquels elles attachent des valeurs identitaires. Rencontre d'un contenu idéologique et d'une forme poétique dans un contexte socioculturel particulier, l'épopée porte en elle une puissance archétypale. Elle est à la fois divertissement, enseignement, modèle et expression d'un sentiment clanique, ethnique ou national. De plus, le chant de l'épopée peut être associé à une action magico-religieuse. Elle est douée d'efficacité symbolique, d'une valeur rédemptrice, purificatrice : action de grâces, imploration, tentative de séduction, apaisement, le chant de l'épopée est un don en retour qui sollicite un équilibre, une harmonie pour l'individu et le corps social tout entier.
À cette variété de fonctions s'oppose, semble-t-il, une constante liée à la composition des récits et aux structures logico-narratives qui la sous-tendent. Il apparaît que l'épopée chante souvent la quête d'une épouse et les différentes épreuves qui lui sont afférentes. Des schèmes initiatiques successifs et/ou entrecroisés permettent au héros de franchir les étapes d'une vie, d'accéder progressivement à ce modèle emblématique que le chant des épopées exhorte. Et cela jusqu'à l'ultime passage : la mort. Ainsi Gilgamesh, qui a su triompher de tout avec son ami Enkidu, ne peut affronter la perspective de mourir à son tour et part en quête d'immortalité. Celle-ci, une fois trouvée, lui est dérobée et le héros accepte sa propre mort. Tandis que L'Odyssée chante Ulysse refusant l'immortalité pour assumer les multiples épreuves de la condition humaine et retrouver sa noble épouse. Attitude opposée à celle d' Achille qui, perdant son ami Patrocle, ne cherche plus qu'à le venger, tout en sachant que sa mort est inévitable et suivra celle d'Hector. Dans ce cas, optant pour la « gloire héroïque », il accepte le destin d'une mort précoce et sans descendance.
Dans la plupart des cultures qu'il nous a été donné d'examiner, tablettes d'argile ou de bois, papyrus, lamelles de bambou, lontars, olles, xylographes, parchemins ou feuilles de papier des scribes, moines et poètes ont croisé les voix des bardes et des rhapsodes. Ces manuscrits, supports visuels, ont engendré une oralité « mixte », où la voix et l'écrit coexistent. Puis une oralité « seconde » : la voix déclame un texte qui[...]
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Écrit par
- Emmanuèle BAUMGARTNER : professeure de littérature française à l'université de Paris-III-Sorbonne nouvelle
- Maria COUROUCLI : chargé de recherche au C.N.R.S.
- Jocelyne FERNANDEZ : docteur d'État (linguistique générale), directeur de recherche au C.N.R.S.
- Pierre-Sylvain FILLIOZAT : directeur d'études à l'École pratique des hautes études (IVe section)
- Altan GOKALP : chargé de recherche de première classe au C.N.R.S., responsable de l'équipe cultures populaires, Islam périphérique, migrations au laboratoire d'ethnologie de l'université de Paris-X-Nanterre, expert consultant auprès de la C.E.E. D.G.V.-Bruxelles
- Roberte Nicole HAMAYON : docteur ès lettres, directeur d'études à l'École pratique des hautes études, Ve section (sciences religieuses)
- François MACÉ : professeur à l'Institut national des langues et civilisations orientales
- Nicole REVEL : docteur ès lettres et sciences humaines, directeur de recherche au C.N.R.S
- Christiane SEYDOU : directeur de recherche au C.N.R.S.
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