ÉPOPÉE
La Grèce et l'aire turcophone
De « L'Iliade » à la geste de Digénis Akritas
Au cours du viiie siècle avant notre ère, en Grèce, Homère, héritier d'une longue tradition de culture orale et vivant en son sein, élabore, développe le cycle épique de la guerre de Troie et donne à cette composition l'empreinte de son individualité. L'écriture alphabétique syro-phénicienne qui apparaît alors n'a encore qu'une incidence relative sur le contexte oral-aural. Plus tard, dans la Grèce classique, la déclamation des poèmes homériques figés par la cité était effectuée par des rhapsodes, les spécialistes de la récitation, transmettant l'encyclopédie de connaissances collectives, le savoir que l'épopée illustre dans un système d'éducation particulier (audition-lecture-écriture), fondant ainsi notre propre tradition littéraire. En chantant le kléos, la gloire d'Achille, et le nostos, le voyage de retour d'Ulysse, l'épopée homérique exalte le code d'honneur héroïque, les modèles de comportement de cette société, elle révèle la difficile condition humaine, déplore les cruautés et les malheurs de la guerre. Tous les hommes sont soumis à un implacable destin, tant du côté des vaincus que de celui des vainqueurs. Au-delà de leur adversité, la souffrance unit les hommes, et c'est là tout l'humanisme d'Homère.
Des siècles plus tard, le héros épique de la tradition byzantine est, lui, un homme de frontières, de descendance mixte, chrétienne et musulmane, qui se bat aux côtés des Byzantins contre les attaques des infidèles orientaux. Un ensemble de récits légendaires sur les guerres arabo-byzantines aux marches orientales de l'empire du ixe et du xe siècle a donné lieu à l'épopée de Digénis Akritas. La geste de Digénis (issu de deux géni = races) Akritas (homme des akra = frontières) a souvent été comparée aux gestes occidentales du xiie siècle, la Chanson de Roland, les Nibelungenlied et le PoemadelMio Cid. Le thème du conflit entre chrétiens et infidèles leur est commun, tout comme le fait qu'ils constituent le premier texte de quelque longueur et d'un genre nouveau dans la langue vernaculaire, en rupture avec la tradition littéraire du Moyen Âge. À ces parallèles occidentaux il convient d'ajouter les gestes musulmanes de la même période et notamment les gestes de Sayyid-Battal et de Melik Danismend. L'état actuel des recherches comparatives – du corpus grec avec la tradition slave, où l'on retrouve la plupart des thèmes « akritiques », ainsi qu'avec les récits épiques turcs – ne permet pas de supposer une tradition partagée dans l'aire byzantino-ottomane, mais il est certain que, si l'épopée byzantine ne fait aucun écho aux gestes occidentales, elle en partage plusieurs thèmes, épisodes, noms de personnages et de lieux avec les récits légendaires du monde musulman : la conquête (ou la reconquête) de l' Anatolie constitue le thème central des récits épiques byzantins, arabes et turcs. Les héros « orientaux » sont des hommes des frontières à plus d'un titre : défenseurs des marches, ils luttent contre les infidèles jusqu'à en convertir quelques-uns par le mariage. Les héros épiques pratiquent l'exogamie : le Byzantin Digénis est fils d'un émir converti et d'une noble chrétienne ; Sayyid Battal et Danismend, les musulmans, se marient tous deux à des princesses byzantines.
Les récentes études sur la relation de la société byzantine avec l'écriture, qui font état d'un degré d'alphabétisation élevé, ont reposé la question de la distinction entre tradition orale et tradition écrite dans le contexte de la littérature populaire et notamment à propos de l'épopée de Digénis Akritas. Par ailleurs, il semble établi que les poètes du Moyen[...]
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Écrit par
- Emmanuèle BAUMGARTNER : professeure de littérature française à l'université de Paris-III-Sorbonne nouvelle
- Maria COUROUCLI : chargé de recherche au C.N.R.S.
- Jocelyne FERNANDEZ : docteur d'État (linguistique générale), directeur de recherche au C.N.R.S.
- Pierre-Sylvain FILLIOZAT : directeur d'études à l'École pratique des hautes études (IVe section)
- Altan GOKALP : chargé de recherche de première classe au C.N.R.S., responsable de l'équipe cultures populaires, Islam périphérique, migrations au laboratoire d'ethnologie de l'université de Paris-X-Nanterre, expert consultant auprès de la C.E.E. D.G.V.-Bruxelles
- Roberte Nicole HAMAYON : docteur ès lettres, directeur d'études à l'École pratique des hautes études, Ve section (sciences religieuses)
- François MACÉ : professeur à l'Institut national des langues et civilisations orientales
- Nicole REVEL : docteur ès lettres et sciences humaines, directeur de recherche au C.N.R.S
- Christiane SEYDOU : directeur de recherche au C.N.R.S.
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