ÉPOPÉE
L'Asie intérieure
Presque tous les peuples d'Asie intérieure (de la Sibérie au Tibet) font, en certaines saisons surtout, résonner leurs veillées de longs récits chantés ou rythmés, glorifiant des actes individuels de valeur héroïque. Il s'agit avant tout d'accomplir un acte rituel, servant les idéaux collectifs. Véhiculant des valeurs d'autodéfense et de perpétuation, ces récits sont censés être doués d'efficacité symbolique : ils attirent ce qui favorise la vie, écartent ce qui la met en péril. Cependant, ils varient d'un peuple à l'autre par la forme (d'une simple psalmodie à une stricte versification soutenue musicalement), par l'ampleur (de quelques centaines de vers à plusieurs dizaines de milliers) et par la portée dans la vie et la pensée de la société (d'une tradition ressentie désuète car liée à un mode de vie archaïque, à un emblème d'identité ethnique toujours actuel).
Les auteurs divergent sur le seuil qui sépare l'épopée du chant épique ou du récit héroïque. Tous conviennent que c'est dans les steppes et les hauts plateaux que le genre épique est le plus développé, chez les peuples des familles turco-mongole et tibétaine, pasteurs nomades surtout. La richesse de leur tradition épique est notoire en Occident dès le milieu du xixe siècle, mais également en ex-URSS et en Chine. Quant aux peuples vivant plus au nord de chasse et d'élevage du renne dans la taïga et la toundra, le caractère épique de leurs traditions a été reconnu dans les années 1950 par la recherche académique soviétique et a donné lieu à la création d'une série, publiée par l'Institut de littérature mondiale. Discutable pour certains textes qui y sont présentés, la qualification d'épique prend sens à la lumière de l'ensemble, qui s'offre comme un éventail de variations des traditions épiques et de leurs rapports avec les types de société où elles se manifestent.
Un héros majeur : Gesar
Une différence frappe d'emblée. Certains peuples (les Sibériens : Samoyèdes, Toungouses, Altaïens...) connaissent plusieurs épopées et plusieurs héros. D'autres (ceux des steppes et des hauts plateaux) accordent à une épopée et à un héros une supériorité qui frise l'exclusivité : c'est le cas du Gesar tibétain comme du Geser mongol, qui s'en inspire. Cette différence en recoupe de nombreuses autres. La pluralité d'épopées et de héros qui caractérise le genre épique en Sibérie va de pair avec une organisation clanique ou tribale (plus ou moins préservée au sein de l'État russe puis soviétique) et avec l'oralité. Elle n'entraîne pas une pluralité de contenus et de valeurs. Dans des récits différents se raconte un même type d'histoire. Sous des noms différents se profilent des héros interchangeables qui incarnent l'homme idéal traditionnel ; sans être pris pour des ancêtres, ils sont associés à un passé révolu. La voix du barde porte le chant, qui est syllabique, allitéré et rythmé sur une mélodie simple ; celle-ci est reprise par l'assistance pour des refrains ou des devises.
Le genre à héros unique va de pair avec une organisation étatique (empire mongol, royaume tibétain), avec l'usage de l'écriture et de la musique, ainsi qu'avec l'historicisation du héros. Celui-ci incarne un idéal de chef. L'individualité de sa biographie est accentuée, une naissance miraculeuse lui est attribuée. La figure du héros vaut aujourd'hui indépendamment de l'épopée et de son exécution rituelle : ainsi des posters le représentant, qui foisonnent à Lhassa.
La version écrite la plus ancienne, celle du xylographe de Pékin (1716), est un Geser mongol traduit du Gesar tibétain. L'usage de l'écriture n'entraîne pas l'uniformité de contenu : les histoires écrites[...]
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Écrit par
- Emmanuèle BAUMGARTNER : professeure de littérature française à l'université de Paris-III-Sorbonne nouvelle
- Maria COUROUCLI : chargé de recherche au C.N.R.S.
- Jocelyne FERNANDEZ : docteur d'État (linguistique générale), directeur de recherche au C.N.R.S.
- Pierre-Sylvain FILLIOZAT : directeur d'études à l'École pratique des hautes études (IVe section)
- Altan GOKALP : chargé de recherche de première classe au C.N.R.S., responsable de l'équipe cultures populaires, Islam périphérique, migrations au laboratoire d'ethnologie de l'université de Paris-X-Nanterre, expert consultant auprès de la C.E.E. D.G.V.-Bruxelles
- Roberte Nicole HAMAYON : docteur ès lettres, directeur d'études à l'École pratique des hautes études, Ve section (sciences religieuses)
- François MACÉ : professeur à l'Institut national des langues et civilisations orientales
- Nicole REVEL : docteur ès lettres et sciences humaines, directeur de recherche au C.N.R.S
- Christiane SEYDOU : directeur de recherche au C.N.R.S.
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