AUERBACH ERICH (1892-1957)
Né à Berlin, ce professeur à l'université de Marburg, chassé par les nazis, réfugié à Istanbul puis aux États-Unis, est l'auteur de travaux sur Dante, le symbolisme chrétien, la littérature latine médiévale, la littérature française. Il est surtout universellement connu depuis la publication, en 1946, de Mimésis : la représentation de la réalité dans la littérature occidentale (Dargestellte Wirklichkeit in der abendländischen Literatur). Par sélection et comparaison de quelques productions phares, ce monument de la critique littéraire moderne embrasse la totalité de l'histoire des grandes œuvres occidentales, depuis Homère jusqu'à Virginia Woolf, en passant par Dante, Rabelais, Cervantès, Montaigne ou Stendhal.
La méthode d'Auerbach implique une interprétabilité historique de la littérature, c'est-à-dire la possibilité d'analyse d'un lien entre le discours littéraire et les conditions générales, socio-culturelles, de son environnement. La tâche du critique est donc de décrypter les signes d'un univers mental collectif, à travers telle ou telle réalisation artistique. Ce postulat est lui-même solidaire d'un autre, selon lequel on peut voir dans la suite des créations poétiques la chaîne des signes d'une organisation rationalisable interne à l'histoire de la culture des sociétés. À travers le texte étudié, le critique décèle une évolution extra-littéraire, orientée selon une continuité visant de plus en plus nettement à la représentation d'un univers particulier. Une telle évolution peut entrer en concurrence avec des lignes de force idéologiques ou sociales. À la tendance des niveaux stylistiques de l'Antiquité et du classicisme s'opposent à la fois le réalisme figuratif du Moyen Âge qui culmine avec Dante et l'inflexion encore nouvelle du réalisme moderne qui chemine, dès le xve siècle, avant d'éclater dans Zola.
L'intéressant, chez Auerbach, c'est d'abord la vision d'ensemble, assortie de la conscience de la sélectivité inhérente au traitement factuel des œuvres étudiées. C'est aussi le prix affiché de l'approche stylistique. Il ne faut pas se méprendre sur l'emploi qui est fait de cet adjectif : il désigne à la fois, sous la plume d'Erich Auerbach, des déterminations langagières précises (marques d'une manière littéraire particulière) et des contraintes génériques larges, qui imposent des pratiques rhétorico-discursives fixes. Il est donc vraiment excitant d'établir des relations entre tous ces conditionnements stylistiques, qui dessinent les traits d'une esthétique donnée, et les contours les plus nets d'une sensibilité dont le goût est inséparable de l'état culturel d'une société. On notera également le parti pris résolument non réductionniste de cette méthode : il ne s'agit ni d'établir un rapport de cause à effet entre les superstructures et la littérature, ni de réduire celles-là aux seules conditions économiques. Auerbach s'écarte aussi nettement de l'histoire littéraire que de la critique biographique ou psychologique : de toute façon, ce n'est pas l'auteur qui l'intéresse à travers l'œuvre. Somme toute, on a ainsi affaire à une critique assez périlleuse, qui eût sans doute gagné à se doubler d'une esthétique comparée des autres arts : mais c'est à tout le moins une lecture-construction d'une réelle profondeur, même si elle mesure plus — et avec quel talent — les conditions mentales et formelles de la littérarité, qu'elle n'en décrit, pour chaque œuvre, le singulier éclat.
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Écrit par
- Georges MOLINIÉ : agrégé de lettres, docteur de troisième cycle, docteur ès lettres, professeur des Universités, université de Paris-IV-Sorbonne, directeur de l'Institut de langue française
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