LUBITSCH ERNST (1892-1947)
La « Lubitsch Touch »
Ici l'art de vivre se confond avec l'art tout court. La morale de Lubitsch, c'est la morale du spectacle. Tout se ramène à une certaine manière d'inventer les échanges, les relations : entre les personnages dans le film, entre le film et les spectateurs. Pour qu'il y ait jeu – désir, émotion, séduction – il faut apprendre à cacher. Le monde selon Lubitsch repose sur le secret. Les portes de ses salons n'ont pas d'autre usage que de dissimuler paroles et gestes. La mise en scène est elle-même l'art de cacher ici pour éclairer ailleurs. Là est le fondement de tous les pouvoirs, à commencer par ceux qui prétendent répandre l'information, se donner en spectacle. La supériorité de l'artiste (de l'acteur, de l'homme d'esprit, du séducteur amoureux), c'est qu'il connaît les limites de ce pouvoir. Le jeu a une fin, comme la pièce ou le film un dénouement. Autrement dit, le secret, la dissimulation préparent toujours l'aveu, la révélation, la mise au jour de la vérité. Le plaisir enfin partagé. Le bonheur d'autant plus vif qu'on aura dû le retenir.
C'est ainsi que l'art de Lubitsch cultive l'ellipse, l'attente, la surprise. Il s'agit pour lui de construire le temps du désir. Ne jamais le remplir, car ce serait le détruire. Ne jamais l'exploiter, car ce serait l'avilir. Faire le vide, entraîner le spectateur toujours plus loin, de secret en secret, de surprise en surprise : telle est la séduction, à la fois esquive et dérive. Et sans doute le cinéma lui-même, dans son essence, est-il d'abord séduction : flux et reflux d'images fugitives, évanescentes, fragiles, menacées.
Dans l'un de ses derniers films (Le ciel peut attendre, 1943), Lubitsch décrit l'arrivée en enfer d'un vieux monsieur très digne qui vient de mourir. L'enfer est un vaste bureau moderne, froid mais élégant, où Satan reçoit ses hôtes avec courtoisie. Jamais Lubitsch n'a pu filmer directement l'effroi, l'angoisse, la cruauté. Ce qui fut la matière du cinéma expressionniste échappe à toute représentation dans ses films. C'est sans doute par une réaction aussi radicale contre une manière de filmer si prestigieuse quand il avait vingt ans que Lubitsch a pu se trouver. La « Lubitsch Touch », c'est d'abord une façon de résister avec élégance à ce qui nous agresse. Joseph von Sternberg la définissait ainsi : « On ne perdait jamais son sang-froid. Par exemple, si l'on surprenait sa femme au lit avec un voisin, on époussetait le chapeau de celui-ci, et on le raccompagnait à la porte, on l'invitait à revenir. » Il s'agit bien de garder le secret. Que rien ne soit dit. Du chagrin, du dépit ou du plaisir. Éloge de la retenue.
Dans Cluny Brown (La Folle Ingénue, 1946), Charles Boyer incarne la quintessence de l'esprit « Lubitsch ». Nous ne saurons rien de son personnage : ni d'où il vient, ni ce qu'il fait, ni ce qu'il veut. Il n'existe qu'au gré des situations, dans l'instant, parfaitement disponible. C'est une pure création cinématographique. Voilà pourquoi, chez Lubitsch, le personnage se confond avec l' acteur. Son cinéma n'existe, lui aussi, que pour faire briller une pléiade de comédiens inoubliables : Claudette Colbert, Jeanette Mac Donald, Miriam Hopkins, Melvyn Douglas, Herbert Marshall, Edward Everett Horton, sans oublier les stars : Greta Garbo, Marlène Dietrich, Gary Cooper, Maurice Chevalier... Cluny Brown – œuvre testamentaire, puisque Lubitsch, déjà malade, ne pourra pas terminer La Dame au manteau d'hermine qui devait la suivre – nous montre des personnages qui jouent le rôle attendu par les autres. Cluny prend la place d'un plombier. Plus tard, elle arrive chez des aristocrates où elle est engagée[...]
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Écrit par
- Jean COLLET : docteur ès lettres, professeur à l'université de Paris-V-René-Descartes, critique de cinéma
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Médias
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