ÉROTISME
Innombrables sont les avatars d'Érôs dont la définition heuristique pourrait être : le désir ascensionnel. Or, ce désir – il se confond ici avec le regard olympien – anime les philosophies du concept ; il est à l'œuvre dans les théologies de l'histoire qui lisent synoptiquement les événements, comme dans les techniques qui, prenant l'homme pour matériau, prétendent ployer selon leur dessein la machine humaine.
On discerne trop évidemment le désir ascensionnel dans la dérive érotique contemporaine où l'on voit l'animal humain, l'homme de chair et de sang, mettre tout son esprit à se faire à la fois sujet et objet d'extase. Dans l'utopie marcusienne par exemple, « le corps, qui ne serait plus utilisé comme un instrument de travail à plein temps, se resexualiserait. [...] Tout le corps deviendrait un objet de cathexis, une chose pour jouir, un instrument de plaisir » (Érôs et civilisation). Dans un livre qui se lisait à des centaines de milliers d'exemplaires, la poursuite de ce « faux infini », l'Érosphère, univers de l'amour total, est présentée comme l'étape nécessaire de l'évolution vers le point Oméga.
« L'érotisme est dans la conscience de l'homme ce qui met en lui l'être en question », déclare Georges Bataille dans L'Érotisme. L'expérience que l'on en fait demande « une sensibilité non moins grande à l'angoisse fondant l'interdit qu'au désir menant à l'enfreindre », ajoute-t-il. Et André Pieyre de Mandiargues de définir l'érotisme : « une illumination passionnée du sexe de l'homme dans ses jeux voluptueux ou dramatiques, jusque dans les plus extrêmes de ses outrances et de ses anomalies ».
La réclamation érotique contemporaine, toute positive et nihiliste qu'elle soit – elle vient dans une perspective d'un après la mort de Dieu –, est plus complexe et plus riche qu'il n'y paraît. Sans doute faut-il la situer, à l'étonnement de plusieurs, en priorité par rapport à la grande tradition platonicienne et nécessairement en contexte religieux, si du moins on accepte de comprendre la religion comme la quête d'un infini, serait-il un faux infini, comme une polarisation de l'agir humain.
L'Érôs platonicien exprime le désir humain de réduire les limites de sa condition afin d'accéder à une vision totalisante – synoptique – de la réalité. Pris dans la vague du désir, enthousiaste et comme ivre, le possédé d'Érôs prétend refaire en sens inverse l'itinéraire de sa chute : non plus de l'Un au multiple mais, traversant les choses, autrui et ses propres puissances, du multiple à l'Un. Il traverse, c'est-à-dire ne s'arrête pas. Tourné vers le Haut, absent de lui comme des objets qu'il traverse, ce possédé est littéralement aliéné.
On ne s'arrêtera à Aristote que pour y cueillir une formule éclairante : « La cause finale meut comme un objet d'amour » (Métaphysique, Λ, 7, 1072). Dans un univers en mouvement, les êtres tendent à s'identifier à l'Acte pur qui les attire à lui.
Pour annuler sa différence (entendons sa chute, sa « création » si l'on veut, quoique ce terme ait une consonance chrétienne), pour racheter sa singularité, l'homme plotinien est en quête d'un salut par coïncidence avec l'Un. Il fuit seul vers Lui seul, cherchant à retrouver le contact tangentiel avec l'Un qui le constitue (Ennéades, VI, ix, 11). Certes, il ne parviendra pas à la coïncidence qui effacerait son individualité, mais il « saura de science certaine qu'on ne voit le principe que par le principe et que le semblable ne s'unit qu'au semblable » (ibid.). Dans une page qu'il faudrait pouvoir citer entière, Plotin, reprenant Banquet, 180, sur l'inséparabilité[...]
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Écrit par
- Frédérique DEVAUX : enseignante à l'université de Paris-VII et à l'École nationale supérieure Louis-Lumière, écrivaine
- René MILHAU : diplômé d'études supérieures de philosophie
- Jean-Jacques PAUVERT : écrivain
- Mario PRAZ : ancien professeur à l'université de Rome
- Jean SÉMOLUÉ : agrégé des lettres, ancien professeur de première supérieure au lycée Henri-IV, Paris
Classification
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