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ESCHATOLOGIE

L'eschatologie est la « science des choses ultimes » (ta eschata, en grec) ou des « fins dernières » de l'homme. Or, comme l'atteste clairement l'histoire des religions, ces fins dernières ont toujours été comprises en deux sens bien différents. D'un côté, c'est le destinpost mortem de l'individu qui est en jeu : sa survie, son éventuel jugement dans l'au-delà, son salut ou sa damnation, ou encore sa future réincarnation. De l'autre, il s'agit des événements de la fin du monde : indication des signes annonciateurs de la consommation des temps, description du cataclysme final et annonce du nouvel ordre universel destiné à s'établir sur les décombres de l'ancien.

Cette dualité de perspectives s'enracine directement dans la condition humaine elle-même. Tout être conscient, en effet, anticipant en pensée sa propre mort ne peut manquer de l'appréhender comme la véritable fin du monde, au moins « pour lui », sinon en soi. Cette irrécusable certitude intérieure est cependant contredite par la perception sensible et le savoir empirique en général, qui témoignent jour après jour de la pérennité de l'univers par-delà la disparition de telle ou telle conscience individuelle. Il est donc hautement vraisemblable que l'idée de fin de monde – projection sur le cosmos de l'expérience du trépas individuel – a été forgée au cours des siècles par la conscience religieuse aux fins de concilier, autant que faire se pouvait, les deux évidences contradictoires du « tout meurt avec moi » et du « rien ne manquera à l'univers après ma mort ». La conscience eschatologique a toujours été ainsi déchirée entre ces deux exigences de la pensée, et son histoire se confond avec la série de ses multiples, et plus ou moins heureuses, tentatives pour en surmonter l'opposition.

Les sociétés sans écriture

Pour que se déploie pleinement l'horizon de la réflexion eschatologique, il est nécessaire qu'une certaine distance se soit déjà creusée entre la conscience de soi de la personne et le vécu collectif. Cela se vérifie a contrario dans toutes les sociétés de culture orale, où les conditions de vie ont longtemps été telles que la conscience d'appartenir à un groupe, familial ou tribal, l'emportait largement sur le sentiment du moi : ainsi en Afrique noire, en Océanie, dans les cultures chamaniques d'Asie centrale et septentrionale, etc. Là, personne n'envisage pour lui-même un destin post mortem séparé de celui du groupe. En conséquence, eschatologie individuelle et eschatologie collective s'ajustent harmonieusement ou plutôt tendent à se confondre. En lieu et place du jugement individuel, on trouve l'agrégation à une société des ancêtres qui accueille les nouveaux défunts et leur assure dans l' au-delà – lui-même conçu comme la réplique invisible du monde d'ici-bas – des conditions de vie en rapport avec ce que furent leur rang et leur mérite sur la terre. Réciproquement, un perpétuel cycle de réincarnations amène périodiquement à renaître au sein du groupe ceux qui l'avaient quitté depuis quelques générations. Ne se ressentant pas comme une unité monadique fermée sur elle-même, chacun des membres de sociétés de ce genre envisage sans angoisse de voir sa personne disloquée à la faveur des brassages entraînés par ces réincarnations : tel élément passe dans une plante ou un animal, tel autre dans une autre personne. La pérennité du fleuve de vie qui traverse les individus compte, semble-t-il, davantage à leurs yeux que le maintien pour l'éternité de leur actuelle forme d'existence. Et c'est cette manière de faire corps avec le groupe et avec l'univers, par-delà la coupure de la mort, qui entraîne, dans ces sociétés, l'inutilité d'un recours compensatoire à des mythes de la fin du monde.[...]

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Écrit par

  • : professeur de philosophie indienne et comparée à l'université de Paris-IV-Sorbonne

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Média

<it>Le Jugement dernier</it>, monastère de Voronet - crédits : Albert Ceolean/ De Agostini/ Getty Images

Le Jugement dernier, monastère de Voronet

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