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ESCHATOLOGIE

L'Inde : le saṃsāra et les âges du monde

Au moment même où le modèle de la résurrection s'imposait au Proche-Orient, une autre eschatologie, apparue en Inde plusieurs siècles auparavant, prenait sa forme définitive. L'idée de base, dégagée depuis les plus anciennes Upaniṣad, est celle d'un sujet transcendant (ātman ou « Soi »), qui est en lui-même étranger à l'espace et au temps, comme à toute forme de limitation et de particularisation, mais qui, sous l'emprise d'une mystérieuse « ignorance originelle », vient s'identifier à un corps vivant dont il épouse les vicissitudes. Ainsi incarné, le Soi devient sujet du désir, de l'acte et de l'expérience sensible en général. La souillure ainsi contractée l'attache alors à ce monde et le conduit à renaître à l'intérieur d'un nouveau corps lorsque l'ancien a été détruit par la mort. Et c'est le degré de conformité à l'ordre du monde (dharma) des actes accomplis durant l'existence précédente – lequel traduit, en fait, un certain degré d'ignorance ou de relative lucidité – qui détermine le niveau de la condition obtenue à la nouvelle naissance : animale, humaine (dans une caste haute ou basse), semi-divine, etc. Il s'agit donc essentiellement d'une rationalisation – sur des fondements éthiques et métaphysiques – du très ancien et très populaire motif de la réincarnation. Ici, toutefois, la transmigration (saṃsāra), retour perpétuel des mêmes illusions et des mêmes souffrances, est appréhendée comme le mal par excellence. L'ascète indien, qu'il soit hindou ou bouddhiste, vise donc avant tout la « délivrance » (mokṣa ou nirvāṇa), c'est-à-dire l'arrêt, pour ce qui le concerne, de la roue des renaissances. Les moyens mis en œuvre dans ce dessein sont divers, mais ils convergent tous vers une désidentification par rapport au corps et à l'expérience sensible, vers une prise de conscience de soi dont la radicalité permettrait de surmonter l'ignorance originelle. Nous sommes donc en présence d'une eschatologie profondément « individualiste ». En lui-même, le cours des renaissances, qui se confond avec le cours du monde, est sans commencement ni fin. Seuls, çà et là, quelques rares « délivrés » parviennent à s'en dégager. Pour eux, et pour eux seulement, le temps s'arrête et le monde prend fin. Pour la masse des non-délivrés, il semble devoir poursuivre indéfiniment sa marche.

L'Inde n'ignore pas pour autant le thème de la fin du monde. Mieux, elle démultiplie à l'infini cet événement. Nous n'avons pas affaire ici à une apocalypse unique, solennelle, mettant une fois pour toutes un terme à l'histoire universelle, mais à des cycles cosmiques de création et de destruction. Selon une alternance d'une parfaite régularité, l'univers oscille entre des phases de manifestation ( kalpa) et des phases d'occultation ou de dissolution (pralaya), véritables jours et nuits cosmiques dont la durée s'étend sur des milliards d'années. Chaque phase de manifestation se clôt par un déluge et une conflagration universelle (comparable à certains égards à l'ekpurôsis des stoïciens). Pourtant, l'analogie avec la fin du monde selon les religions du Livre demeure superficielle. Fait défaut ici, en effet, le moment du Jugement dernier. Celui-ci n'a pas lieu d'être dans l'hindouisme et le bouddhisme, puisque la rétribution des actes, bons et mauvais, est tout entière prise en charge par le mécanisme impersonnel qui règle la distribution des destinées, c'est-à-dire, au premier chef, des conditions de réincarnation. Celles-ci peuvent comprendre, éventuellement, des séjours dans des « cieux » ou des « enfers », mais toujours de durée limitée, en rapport avec le caractère[...]

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Écrit par

  • : professeur de philosophie indienne et comparée à l'université de Paris-IV-Sorbonne

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Média

<it>Le Jugement dernier</it>, monastère de Voronet - crédits : Albert Ceolean/ De Agostini/ Getty Images

Le Jugement dernier, monastère de Voronet

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